vendredi 30 janvier 2015

Et si nous parlions de la...Mort




Généralités.


Aspects cliniques.


Qu’est-ce que la mort ? Il est difficile de répondre de manière claire et tranchée à cette question, en deçà bien sûr des définitions qu’en donnent les protocoles médicaux qui permettent d’établir un « acte de décès ». Mais ces mêmes protocoles sont non seulement sujets à évolutions, mais se voient confrontés aux incessants progrès de la médecine qui font reculer toujours plus loin les frontières de la mort clinique.
Il y a vingt ans, on signait les actes de décès de personnes qu’on aurait pu, aujourd’hui, sans aucun doute ramener à la vie. Encore que le terme ne soit pas non plus tout à fait exact : il faudrait alors pouvoir décréter que la personne ainsi « ramenée » était bien défunte, auquel cas on aurait affaire à une véritable « résurrection ». Il est intéressant de noter à ce propos qu’un des vocables utilisés en anglais pour désigner un défibrillateur est « ressuscitator » !
Il faudrait aussi pouvoir définir quelle est la valeur réelle de ce que l’on appelle les « NDE » et en quel sens on peut affirmer que les personnes qui ont vécu ces « expériences aux frontières de la mort » ont pu expérimenter l’au-delà, si tant est que ce dernier existe …
Autant de questions difficiles qui seront abordées plus loin, sans qu’il soit vraiment possible de leur apporter une réponse ferme : il faudrait pour cela qu’un mort (j’entends un vrai mort, qui « sent déjà », comme Lazare) puisse revenir à la vie et nous raconter son expérience. Et que je sache, personne n’a jamais répondu à l’ensemble de ces critères[1].
Je reviens à ma question initiale : Qu’est-ce que la mort ?
On peut tenter de définir la mort en général comme la rupture de l’unité de n’importe quelle organisation biologique, ou comme sa cessation de fonctionnement. En fait, si on part de ce principe, nous commençons à mourir dès l’instant de notre naissance, puisque nos molécules organiques, qui constituent l’ensemble de nos tissus quittent notre organisme et sont incessamment remplacées par d’autres. Incessamment, mais pas indéfiniment : c’est le phénomène du vieillissement : il arrive un temps où, du moins pour certaines cellules, le « stock » est épuisé, et où elles ne peuvent donc plus être renouvelées.
Mais certains processus de remplacement continuent de s’opérer même après notre « mort physique », voire même alors que la décomposition a déjà commencé son travail de métabolisation de notre organisme. Je pense notamment aux cheveux, aux poils et aux ongles, qui continuent de pousser, parfois même dans des proportions étonnantes.
C’est vrai aussi pour les différents organes prélevés en vue d’une transplantation : ils sont séparés d’un corps déclaré mort et qui, en tous les cas ne pourra plus continuer à vivre sans eux, mais eux-mêmes continueront cependant non seulement de vivre, mais feront vivre le receveur qui, sans eux n’aurait pu, à long, moyen ou court terme, continuer d’exister.
Que dire aussi de la vie cellulaire ? Les récentes avancées sur ce plan, et les perspectives qui s’ouvrent grâce notamment au clonage laissent pour le moins rêveur. On peut se demander aujourd’hui, si dans un avenir plus ou moins proche on ne parlera pas de la mort comme d’une chose passée, définitivement abolie. Mais qu’en sera-t-il alors de la vie, qui ne peut guère plus se définir, si ce n’est moins encore, et n’a de sens que comme « inverse » de la mort ? Définir la mort ne peut guère se faire qu’en référence à la vie, et vice versa ! Voilà un « cercle vicieux » dont nous aurons en tous les cas bien du mal à sortir…

Les mécanismes de la mort

Nous remarquerons tout d’abord qu’il existe une sorte de « mécanique » de la mort , une succession de faits qui s’enchaînent et qui amènent à une forme de « point de non retour », d’irréversibilité, même si cette dernière semble reculer aujourd’hui à pas de géants. Même si je possédais toutes les poussières qui constituaient un humain mort il y a quelques dizaines de milliers d’années, je ne vois pas bien comment le meilleur médecin du monde pourrait (aujourd’hui) le ramener à la vie. Je tiens toutefois à cet « aujourd’hui » entre parenthèses car rien ne permet d’affirmer que cela ne sera jamais possible.
Dès lors, voyons quels sont aujourd’hui les mécanismes qui mènent à un point d’irréversibilité :
L’unité ou la cohésion de notre organisme est assurée par le formidable ordinateur qu’est le système nerveux et par les régulations hormonales et métaboliques dont la circulation sanguine est le moyen. De plus, aucune cellule de notre organisme ne peut vivre sans être nourrie de manière constante ou régulière pour remplacer les molécules qu’elle perd sans cesse. Faute de cet apport, la cellule meurt. Si ce phénomène se produit à grande échelle, sur un gand nombre de cellules à la fois, l’organisme sera mis en danger, de manière plus ou moins grave selon que les cellules qui disparaissent appartiennent ou non à des organes ou des fluides vitaux (je pense pour ces derniers à la lymphe ou au sang).
On sait, par exemple qu’un homme peut vivre plusieurs semaines sans manger, mais seulement quelques heures sans boire, et quelques minutes sans oxygène. Ce dernier critère est d’ailleurs déterminant pour définir les limites de la survie.
Dans un passé pas si lointain que cela, les médecins utilisaient un petit miroir qui placé devant la bouche d’une personne permettait de déclarer ou non sa mort : si un peu de buée se formait, l’homme vivait. Dans le cas contraire, il était déclaré décédé. Constat effrayant pour nos aujourd’hui qui savons bien que l’arrêt respiratoire, pas plus d’ailleurs que l’arrêt cardiaque, qui fut aussi un critère de décès, ne sont signes de mort : on « ramène » fréquemment des gens qui subissent ces types d’arrêts.
Ce faisant, et pour ces cas précis, on a donc « vaincu la mort ».
Mais la victoire, dans ces cas, et particulièrement dans celui de l’arrêt cardiaque, tient le plus souvent à la rapidité de l’action.

Le temps joue contre l’homme !

Lorsque les poumons et le cœur cessent de fonctionner la personne n’est pas morte, mais il lui reste fort peu de temps avant que des lésions irréversibles n’enclenchent un processus qui mène aujourd’hui au décès.
En général, il suffit de trois petites minutes pour que des cellules nerveuses soient définitivement détruites. C’est donc cette anoxie qui va déterminer et provoquer le décès. C’est d’ailleurs elle aussi qui le détermine dans les cas de mort par strangulation, pendaison et même décapitation : le cerveau cesse d’être irrigué, il ne reçoit donc plus d’oxygène, et meurt par destruction de son système cellulaire.

Le cas du « coma dépassé »


Lorsque la mort n’est pas instantanée, il survient souvent chez la personne une période dite de coma, consécutive à l’atteinte du système nerveux. Le sujet, inconscient et inerte, continue de vivre, mais de manière « végétative » pour reprendre l’expression consacrée.
Tous les comas ne sont cependant pas l’antichambre de la mort, loin s’en faut : certains sont la conséquence d’atteintes curables du système nerveux, certains cessent parfois, comme par enchantement, après des périodes parfois fort longues, et sans que l’on puisse vraiment expliquer pourquoi. D’autre part, certains comas peuvent être « provoqués », dans le cas de certaines opérations chirurgicales lourdes. On parle alors de narcose, plus que de coma, mais les effets sont similaires : Une personne dans le coma n’est plus capable de tousser ni de cracher, ses poumons et ses bronches s’encombrent de mucosités normalement expectorées. Elle n’est plus capable de remuer et, à tous les points de pression, les tissus comprimés entre ses os et le plan du lit se mortifient (escarres). Elle ne peut plus boire ni manger. Elle se déshydrate (ses pertes d’eau sont de plusieurs litres par jour) et, bien entendu, se dénutrit. Ainsi, en quelques heures ou en quelques jours, un coma non suivi ou contrôlé peut tuer même s’il est dû à une cause réversible.
On sait fort heureusement aujourd’hui éviter ces cercles vicieux d’aggravation. Une canule trachéale permet d’aspirer en permanence les sécrétions bronchiques. Les antibiotiques évitent la surinfection. Le traitement régulier des points de pression évite les escarres, les perfusions veineuses réhydratent et, pendant quelque temps même, nourrissent le sujet inconscient, et cela suffit, lorsqu’on est intervenu à temps, pour assurer la guérison d’un très grand nombre de comas toxiques par exemple, la plupart des toxiques étant peu à peu éliminés spontanément par l’organisme.
Cette thérapeutique est donc utilisée dans tous les cas où il existe un espoir même faible de guérison. Mais elle ne va pas sans poser de graves problèmes sur le plan éthique. On lui a reproché notamment de prolonger des vies inconscientes. Cela est particulièrement fréquent dans les comas traumatiques, car il est très difficile, lors de l’arrivée d’un blessé atteint de lésions cranio-cérébrales, d’apprécier les chances réelles de survie.
L’électro encéphalogramme au tracé plat permet dans une certaine mesure de dire que la vie, malgré les apparences données par la chaleur, la respiration, et les diverses fonctions physiologiques , a quitté l’individu. Il n’empêche qu’il sera difficile au médecin, et surtout à la famille, associée à la décision, de décréter la mort du sujet et d’arrêter les machines.
Dans un tel cas, on ne « laisse pas faire la nature », mais on arrête les soins qui sont inutiles puisque le sujet est mort.
On pourra évidemment toujours se poser la question de savoir s’il est vaiment mort, et s’il ne reste pas malgré tout une possibilité de réversibilité, une sorte de « miracle » possible. On pourra aussi arguer du fait que le malade, lui, ne souffre aucunement de la prolongation de sa vie sous respirateur, puisqu’il est inconscient. Et même, dans les cas de « demi-coma », où il reste une certaine sensibilité, l’administration de soins appropriés permet d’écarter tout inconfort et toute souffrance.
Ce sera la « mort cérébrale » qui sera déterminante, du moins dans l’état actuel des choses. L’avenir et les progrès de la médecine permettront sûrement de dépasser ce stade un jour.
Il faut en tous les cas se méfier lorsqu’on est en présence d’un comateux ou d’un mourant : le seul fait de parler de son décès comme de l’issue inéluctable de sa maladie peut précipiter sa fin. On connaît de nombreux cas où cela s’est vérifié. Un pronostic pessimiste crée sa propre vérification. Ceci pose bien sûr, de manière aigue, la problématique de l’accompagnement des mourants, que nous envisagerons dans un autre chapitre.
J’ai pu déjà, pour ma part, et à plusieurs reprise, vérifier le fait : nombre de malades graves, « aux dernières extrémités » sont décédés soit immédiatement après que j’aie été prier à leurs côtés. L’un d’eux est décédé en ma présence. Cela fait dire aux gens : « Il a attendu le passage du pasteur pour s’en aller ». Je ne suis pas sûr que cela soit vraiment exact : je pense plutôt que la personne d’un pasteur, ou d’un prêtre, rendant visite à un mourant est intrinsèquement porteuse de ce que j’appellerais un « billet de départ ». Si le pasteur ou le prêtre passent, n’est-ce pas, dans la mentalité populaire, pour porter les « derniers réconforts » ou les « derniers sacrements » dans le cas de l’Eglise Romaine ? C’est donc qu’il n’y a plus d’espoir, et le malade cesse alors son combat. Lourde responsabilité pour des hommes sensés apporter un message de vie ! Je ne suis pas sûr qu’on rende vraiment service aux gens en les « préparant à une bonne mort ». Je crois qu’il vaudrait mieux les préparer à affronter les écueils de la vie, même si, dans certains cas, la mort peut sembler être une délivrance.

Aspects psychologiques.


Étudier d’un point de vue anthropologique les questions relatives à la mort, c’est essayer d’esquisser les grandes lignes des comportements des hommes face à la mort, au cours des âges et dans les principales aires culturelles de l’humanité.
Le présent article n’examinera cependant pas le cas des sociétés préhistoriques sur lesquelles, au fond, on ne connaît que peu de choses certaines. De même, laissant de côté les attitudes individuelles, il se situera, à la fois diachroniquement et synchroniquement, à deux niveaux :
·         Celui des types de comportements ethniques ou nationaux réglés par la coutume, inspirés par les croyances, ordonnés par le contrôle social. À l’évolution dans le temps s’ajoute la disparité dans l’espace : c’est ainsi qu’à Madagascar les Merina manifestent une grande intimité avec les morts, que les tribus de la côte est excluent les défunts de la communauté et bannissent même leur souvenir et que les pêcheurs Vezo de la côte ouest défendent une position intermédiaire.
·         Celui des systèmes philosophiques et religieux nécessairement moins nombreux que les types de comportements, mais qui, simultanément, les expriment et les justifient. À cet effet, on pourrait distinguer trois périodes inégalement actualisées selon les aires de civilisation : celle de la pensée « archaïque » (faute d’un terme meilleur) ou des sociétés sans machinisme ; celle des grandes religions monothéistes ; enfin, la période moderne où la laïcisation, l’urbanisation et l’industrialisation deviennent des faits majeurs et des idées-forces. Mais, par-delà les différences qu’on peut rencontrer, un certain nombre d’archétypes universels semblent devoir s’imposer.
Les groupes humains, même les plus « archaïques », n’ont pas manqué d’être frappés par la brutalité et l’inévitabilité de la mort. Néanmoins, la conscience collective, s’emparant des réalités perçues ou vécues, les insère en des complexes imaginaires, parfois d’une étonnante originalité. C’est ainsi que la mort a pu être rapprochée du sommeil, de l’évanouissement, de la possession, du cauchemar, de la maladie mentale (sociétés primitives) ou transformée en technique de libération (civilisation de l’Inde), voire de rédemption (christianisme), ou définie comme un moment nécessaire du cycle de la vie « magiquement enraciné dans une éternité de représentation » (mythe de l’éternel retour des stoïciens, des Chaldéens, des Indiens d’Amérique).
En Occident, aujourd’hui, malgré l’apport du christianisme et les consolations qu’en retirent les adeptes, la mort est vécue avant tout comme destruction : avec elle, l’être devient non-être ; par elle, la présence se mue en absence. À l’inverse, il n’est rien de tel aux yeux du brahmane ou du bouddhiste, pour qui mourir c’est quitter l’apparence illusoire des êtres et des choses afin de retrouver la solidité de l’Un-Tout ; rien de tel non plus en Afrique animiste, où les morts continuent fréquemment d’exister avec les vivants qui les cajolent, les nourrissent, les invoquent ; rien de tel enfin dans la très ancienne Égypte, en Inde (chez les Gonds notamment), en Nouvelle-Guinée où les défunts sont enterrés dans la maison des vivants.
Partout dans le monde, le défunt a été l’objet d’attentions particulières ; même l’abandon du cadavre aux animaux avait une signification rituelle en Mongolie, chez les nomades du Tibet. Il y a, tout d’abord, la toilette des morts, quasi universellement connue. Ainsi, les musulmans pratiquent trois opérations essentielles : le ghusl  (ou toilette proprement dite), le kafn  (ou mise en linceul), le tahnit  (ou embaumement), souvent réalisées par les femmes (association symbolique avec la toilette du nouveau-né). Puis, les attitudes face à la décomposition dont on sait qu’elle est source, le plus souvent, d’horreur, voire d’épouvante ; là est l’origine des multiples rites de la séparation (interdit à propos des deuilleurs, mise à l’écart ou destruction des objets ayant appartenu au défunt, tabou des noms). Tantôt on s’efforce de supprimer la décomposition : crémation  du cadavre avec conservation des cendres (columbaria des Romains, urnes funèbres des Zapotèques au Mexique) ou avec dispersion des cendres (Koriaks de Sibérie ; en Inde, les ghat , ou bûchers, répartis selon les castes, sont placés près des cours d’eau, voire de la mer où les cendres seront jetées) ; actes d’endocannibalisme  direct (nécrophagie rituelle des Indiens d’Amérique ou des Négro-Africains) ou indirect (Otto Rank a montré que l’abandon des cadavres aux vautours en Inde, aux chiens au Tibet et en Sibérie, aux hyènes en Afrique, n’est qu’un transfert du cannibalisme des funérailles) ; enfin embaumement  et momification  (ancienne Égypte, Indiens du Pérou, Navahos). Parfois, on se contente de la décomposition naturelle : tours de silence de l’Inde, ensevelissement (Chine, Europe et Amérique contemporaines, pays sémites, Méditerranée classique). Les tombes sont alors d’une infinie variété : tumuli, pyramides, grottes funéraires naturelles ou creusées, paniers ou nattes dans les arbres (en Afrique surtout), maisons ordinaires, etc. Toutefois, le stade du pourrissement étant foyer d’anomie et d’impureté, on saisit pourquoi, d’une part, on s’efforce de l’accélérer (exposition au soleil, au feu), de le retarder (onctions ou frictions), de s’en préserver (isolement du cadavre), et pourquoi, d’autre part, des êtres « asociaux » (sorciers, criminels) sont privés de funérailles et deviendront des mânes errants, des fantômes inconsolables, des morts obsédants ou des vampires.
Certaines professions semblent liées directement à la mort. En Chine, par exemple, les funérailles réunissaient les géomanciens en quête de lieux fastes pour les tombes, les fabricants de catafalques et de bières, les comédiens, les artificiers, les artisans qui façonnaient les tablettes des morts et les figurines de papier ; dans l’ancienne Rome, les libitinaires lavaient les corps et fournissaient chanteuses, pleureuses, musiciens et gladiateurs ; le Tibet avait ses dépeceurs de chair, la Thaïlande ses incinérateurs patentés, l’Égypte ses constructeurs de tombeaux, comme la société d’aujourd’hui a ses employés des pompes funèbres. Il va sans dire que les riches et les pauvres, les nobles et les gens de la plèbe, les castes supérieures et les castes inférieures n’accèdent pas au même faste funéraire.
Cette étude insistera plus spécialement sur les moyens mis en œuvre par les sociétés pour lutter contre les effets dissolvants de la mort.

1.      Les conduites rassurantes

Les attitudes symboliques

On a remarqué, et cela de façon quasi générale chez les populations sans machinisme, que les cérémonies sont plus rapprochées dans la période où le chagrin est le plus intense : les gens du lignage se réunissent pour boire, manger, chanter les louanges du disparu, ce qui constitue une manière de prolonger son existence ici-bas. Des sacrifices sont alors offerts pour engager l’âme du mort à passer dans le « monde des esprits » (l’inconscient ?) sans causer d’ennuis ; il faut bien qu’après les derniers honneurs le défunt chargé de cadeaux se résolve à accomplir son destin post mortem.  Ce qui frappe, en tout cela, c’est l’effort de « présentification » du disparu. Ainsi, le mort préside parfois ses propres funérailles, revêtu de ses plus beaux habits, majestueusement assis et donnant l’impression d’être encore vivant. Ne faut-il pas voir dans cette coutume un mécanisme de dépassement de la mort, un moyen conçu par le groupe pour agir contre le chagrin ?
D’autres comportements visent le même but. Il arrive, en effet, notamment chez les Mossi (Burkina Faso), qu’un parent de la personne décédée, une femme de préférence, revête les oripeaux du mort, imite ses gestes, sa manière de parler, ses disgrâces physiques, porte éventuellement sa canne ou sa lance ; les enfants du défunt l’appelleront « père », les épouses « mari ». Les Yoruba (Nigeria) connaissent une coutume dans laquelle un homme masqué représente le défunt, rassure les vivants sur son nouvel état et leur promet une abondante progéniture. Il y a bien là des procédés de reniement ou d’incorporation qui protègent contre l’extinction de la personnalité, car la mort, évidemment, s’attache toujours à l’individu ; ils permettront au groupe de recouvrer son unité et sa stabilité un instant perturbées. Le culte des reliques s’inscrit dans une telle finalité : il s’agit, le plus souvent, soit d’objets ayant appartenu au défunt (les armes plus spécialement), soit de symboles susceptibles de provoquer une présence, soit d’ossements.
Les rites de conjuration du chagrin prennent parfois une forme inattendue dont le but principal est de fournir une progéniture au mort. De fait, chez les Nuer (Soudan), chez certains groupes bantu et quelques populations du Burkina Faso et du Bénin, si le défunt n’a pas d’enfant, un membre de sa famille, son frère de préférence, s’accouple avec une femme quelconque, le plus souvent avec la veuve (« mariage fantôme ») ; les enfants qui naîtront de cette union appartiendront effectivement au défunt (« père », mais non géniteur), continueront son existence ici-bas, le « rassureront » dans sa vie future. Il en va de même si le mort est une femme : son époux entretiendra des relations sexuelles avec une sœur de la défunte ; les enfants qui viendront au monde auront la morte comme « mère », tandis que la génitrice se cantonnera dans son rôle de tante maternelle ; en aucun cas il ne s’agit de mariage effectif comme cela se produit dans le lévirat et le sororat. Il faut voir dans cette coutume non seulement un moyen d’honorer le mort, mais aussi et surtout un procédé pour lui assurer des enfants qui sacrifieront à son intention, sinon les risques de ne pouvoir devenir ancêtre sont grands.
Vis-à-vis du mort, deux attitudes restent concevables. Les pleurs, tout d’abord, à condition qu’il soit obéi à des canons culturels précis ; il n’est pas permis à quiconque de manifester ostensiblement sa douleur et sous n’importe quelle forme. D’où l’existence des pleureuses, ces « fonctionnaires de la tristesse », si nombreuses chez les Juifs de l’Ancien Testament, chez les Indiens du Pérou et surtout en Afrique noire (vociférations chez les Bambara du Mali et les Sara du Tchad). L’autre procédé, qu’on rencontre chez divers Indiens d’Amérique latine et dans l’Afrique animiste, s’adresse moins au mort qu’à la mort. Il s’agit de manifester son mépris ou son indifférence moqueuse : d’où, par exemple, les actions parodiques au cours des funérailles, les comportements burlesques, les accoutrements ridicules, les cris joyeux.

Les phénomènes de participation

Parmi les modes de relations privilégiées entre les défunts récents et les vivants conçues par l’imagination pour lutter contre l’action perturbatrice de la mort, les phénomènes de participation – réelle ou symbolique – occupent une place de choix, comme les faits de possession et la réincarnation.

La possession

Si le chamanisme, ou voyage mystique de l’âme qui rivalise avec les dieux, caractérise avant tout les populations mongoliques et amérindiennes, la possession est plus spécialement africaine. On peut y déceler deux types principaux. Le premier voit le sujet envahi par une puissance hostile, dangereuse, qu’il faut rejeter par exorcisme ou simplement neutraliser. Ainsi les Thonga (Afrique du Sud) craignent-ils d’être possédés par les « esprits ancestraux » des Zulu, leurs voisins. La maladie, et notamment la maladie mentale, a souvent une telle origine. Le second, au contraire, procède de l’épiphanie, la puissance qui possède, exalte et enrichit le possédé tandis que l’exorcisme cède la place à l’adorcisme, fait qu’il est loisible de retrouver chez les Songhay (Niger), les Yoruba (Nigeria), les Éthiopiens de Gondar.
Certes, les deux formes s’expriment souvent – du moins avant l’intervention du groupe social qui extirpe l’âme étrangère (premier cas) ou consacre sa présence (deuxième cas) – par des comportements semblables (désordres psychomoteurs, hystérie, catalepsie, hébétude, mutité ou loghorrée, etc.) et, dans les deux situations, la collectivité se sent également concernée tant il est vrai que le bien et le mal ne s’attachent que rarement à l’individu isolé. Toutefois, théologiquement, la distinction est importante. L’adjonction d’une âme nouvelle provoque la désorganisation totale ou partielle de la personnalité dans la « possession maléfique », mais accélère sa promotion, la vivifie dans la « possession bénéfique ».
La possession avec ou sans transe, qu’elle soit attitude mystique, technique thérapeutique (selon le schéma : possession X exorcisme X fixation du génie dans un autel X adorcisme) ou pure théâtralité, déborde le domaine ici étudié, puisque l’individu « habité » ou « monté », comme disent les Hausa (Niger), peut l’être par une autre entité que le défunt.

La réincarnation

La croyance en la réincarnation des défunts est admise par de nombreuses religions « orientales » (orphites de l’ancienne Égypte, pythagoriciens, manichéens, certains néo-platoniciens) et asiatiques (brahmanistes) ; elle joue encore, en Afrique noire, un rôle prépondérant. En effet, « les morts récents ont tendance à renaître dans leurs petits-enfants à la différence des ancêtres fondateurs, dont la place symbolique est fortement marquée à la base du code ou de la loi commune, ces morts-renaissants reflètent plus directement une dénégation de la mort. Une dénégation, c’est-à-dire une façon de faire « comme si » la mort n’existait pas pour la famille. Dans cette famille immortelle, l’individualité ne serait, à la limite, qu’un accident de l’espèce » (M. C. et E. Ortigues). Qu’elle soit symbolique (c’est-à-dire nominale) ou réelle (ontologique), la réincarnation a pour fin majeure d’assurer à la fois, malgré les interruptions de la mort, la continuité de la vie sociale, son renouvellement (le re-naissant n’est que très exceptionnellement la reproduction de ce qu’il était) et son éventuel enrichissement (puisque le nouveau-né a une force vitale supérieure à celle du vieillard). Elle permet, en outre, de rattacher plus intimement le monde d’ici-bas à celui de l’au-delà, d’autant que le même sujet se réincarne, la plupart du temps, plusieurs fois, voire indéfiniment. Chez les Ashanti du Ghana, c’est le « sang » qui renaît dans la lignée utérine, tandis que le « principe masculin » rejoint les ancêtres et que l’« âme » retourne au Créateur. Chez les Kikuyu du Kenya, seule l’âme « collective » qui participe du phylum social se réincarne, tandis que l’autre âme se tourne vers les ancêtres.
On peut rattacher à la réincarnation les faits de métempsycose (ou réincarnation ouverte sur les animaux, voire les plantes). Faut-il voir, dans cette union homme-animal, la preuve d’une étroite affinité qui caractériserait tous les vivants humains et non humains ? C’est possible. Toutefois, la réincarnation dans un animal apparaît tantôt comme une punition, tantôt comme un temps de purification, ou tout simplement comme une technique de « présentification » du défunt aux vivants.

Le culte des ancêtres

On ne doit pas mettre sur le même plan le culte des ancêtres – activité rituelle, canonique, réglée par la liturgie, authentique institution – et le sentiment de la présence des morts, singulièrement des êtres récemment décédés. Même si le défunt ne possède pas d’autel, même si l’on ne sacrifie pas sur son crâne, il reste souvent présent : il peuple les rêves des survivants. Les morts sont alors tenus pour des vivants d’un genre particulier avec qui il faut compter ou composer et avec qui on s’efforce d’avoir des relations de bon voisinage ; on ne saurait, à ce niveau, parler de religion stricto sensu.  De même, il importe de séparer, d’une part, le culte des morts – respect serait un mot plus juste –, qui se manifeste notamment par les conduites de maternage lors des funérailles, le soin accordé aux reliques, éventuellement support d’un rite authentique, voire les diverses techniques pour écarter les mânes encombrants, et, d’autre part, le culte des ancêtres proprement dit. Cette attitude, cette fois clairement religieuse, vis-à-vis des morts « se fonde sur l’idée tout à fait juste que l’homme est un élément du divin, qu’il soit fait à l’image de Dieu, ou qu’il ait reçu de la divinité une entité spirituelle qui est sa véritable substance vitale, ou encore qu’il descende directement de la divinité par la chaîne de ses ancêtres et participe au divin par le miracle de la génération et de la naissance. Ce sentiment d’un lien entre la divinité et l’homme mène logiquement à certaines croyances concernant les relations entre les vivants et les morts » (A. E. Jensen).
Le culte des ancêtres est la plus antique religion pratiquée par les Chinois. Mille ans avant notre ère, alors que les tisserands jouaient un rôle social prépondérant (la femme possédait la maison, le mari était avant tout un gendre), seuls pouvaient se réincarner les ancêtres maternels à qui se destinait le culte. Quand, ultérieurement, les forgerons s’imposèrent, une mutation profonde s’effectua au bénéfice des ancêtres paternels dont on célèbre toujours le souvenir par des tablettes placées sur leurs autels : les offrandes sont déposées par le patriarche du groupe familial. L’ancêtre reste le modèle à suivre et, chaque fois qu’un vivant accomplit un exploit, c’est l’ancêtre qu’on décore. Enfin, tout homme s’efforce d’avoir de nombreux enfants afin, quand il aura rejoint les défunts, d’être honoré comme il se doit (M. Granet, 1929). Le shintoïsme, ou religion traditionnelle du Japonais, accorde une place de choix aux kami , ou esprits des défunts. De fait, les kami  de la famille, du clan, du village et de la nation (esprit des ancêtres de l’empereur) peuplent le ciel, les arbres, les pierres (nature), les outils aratoires, les instruments de cuisine (culture) ; ils président aux joies et aux peines de leurs successeurs, ils les récompensent et les châtient éventuellement ; en revanche, ils ont besoin des hommes qui facilitent leur existence (offrande d’une épée aux guerriers, d’un miroir aux femmes). Les plus illustres des kami  ou, du moins, les plus puissants accèdent au rang des divinités et sont l’objet de cultes directs. De même, les Israélites de l’époque primitive pensaient que leurs morts vivaient dans le sheol , où ils s’intéressaient au sort de leurs enfants et petits-enfants : Jérémie évoquera encore, sur le lieu de la sépulture de Rachel, « ses pleurs amers » (Jérémie, XXXI, 15). Les Hébreux nomades – par opposition aux sédentaires qui rendaient le culte aux baals  – vénéraient les elohim , c’est-à-dire les esprits des morts doués de pouvoir surhumain et de savoir étendu. Sans se réduire, comme on l’a cru, à l’« ancestrolâtrie », ni même à l’« ancestrisme », l’animisme négro-africain revêt une réelle importance : soit qu’on évoque les morts de manière anonyme et collective (ancêtres lointains) ou qu’on les interpelle en les nommant (ancêtres immédiats, ancêtres mythiques divinisés pouvant être le premier homme, le démiurge ou le moniteur associé à Dieu dans l’acte créateur, un ancêtre tribal accédant au panthéon) ; soit que le culte s’adresse à l’ancêtre comme fin unique (nombreux Bantu, Kabre du Togo, Zulu d’Afrique du Sud), ou à Dieu par la médiation de l’ancêtre (Ba Kongo de l’Inkisi, Bwa du Burkina Faso, Sérer du Sénégal), ou au Génie, c’est-à-dire à la divinité seconde créée par Dieu pour le bénéfice de l’homme, par le truchement de l’ancêtre (Diola) ; soit qu’il s’agisse seulement d’invocations verbales, de cérémonies sacramentelles ou d’offrandes simples, individuelles ou familiales, avec ou sans effusion sanglante ; soit que l’homme seul détienne le couteau du sacrifice ou que la femme puisse participer au rite, éventualité assez rare, il est vrai ; soit, enfin, qu’on rende le culte sur un autel, sur une tombe, sur une pierre levée, sur un reliquaire, en un lieu déterminé de la brousse, en n’importe quel endroit.

2.      Les croyances apaisantes

Mort-apparence et mort-renaissance

Un des procédés les plus efficaces pour contester les effets annihilants de la mort est d’en faire une néantisation de l’apparence sensible seulement, c’est-à-dire de l’individu. La mort devient alors la médiation de l’individu vers le collectif, considéré dans ce qu’il a de plus solide, la communauté des ancêtres. On pourrait même, dans une perspective de psychanalyse jungienne, se demander si la communauté des ancêtres ne serait pas la forme transcendée, hypostasiée, de la conscience du groupe, une projection dans l’utopie (monde idéal) du désir qu’a le groupe de perdurer sans fin. Encore qu’il faille, à ce niveau, reprendre la distinction entre les ancêtres récents, toujours nommés, susceptibles de se réincarner ou de renaître dans leurs petits-enfants, et les ancêtres lointains, généralement anonymes, si l’on excepte les grands fondateurs. Les « morts-renaissants » reflètent plus directement une dénégation de la mort.
Ainsi entendue, la mort se définit comme transition, passage, changement d’état ; elle est encore épreuve initiatique  (pour le défunt qui, cheminant dans l’au-delà, doit vaincre des difficultés multiples et s’efforcer de mériter son statut d’ancêtre) ou, si l’on préfère, renaissance ; enfin, elle devient condition de renouvellement (le vieillard impotent pourra se réincarner dans un enfant) et source de fécondité (mort rituelle de l’animal à fin religieuse ; sacrifice humain, crucifixion du Christ). Tant il est vrai que nous sommes, comme l’a montré Jung, en présence d’un archétype universel qui structure la pensée archaïque (Malaisie, Polynésie, Amérique indienne, Eskimo), hante la conscience onirique, enrichit la création littéraire ou artistique (thèse de M. Guiomar) et donne un sens aux pratiques de l’occultisme, du spiritisme et de la liturgie chrétienne d’aujourd’hui.

De la mort-négation à la négation de la mort

La mort, en tant que négation totale de l’être, n’était pas ignorée des populations archaïques qui, toutefois, semblaient y voir une sanction, la plus grave de toutes. Elle frappait soit des individus coupables par exemple de sorcellerie, soit des sujets qui avaient subi une « mauvaise mort », c’est-à-dire une mort non conforme aux exigences de la coutume (mort par noyade ou par l’effet de la foudre, et, notamment en Afrique, mort d’une femme en couches), soit les personnes qui, n’ayant pas d’enfant pour sacrifier après leur décès, ne sont pas parvenues à intégrer le monde des anciens (Afrique, Chine, Insulinde), voire, enfin, les individus des classes inférieures (ancienne Égypte). Il importe, toutefois, de ne pas confondre absence de demeure des morts avec mort-annihilation : en effet, si les Kamba du Kenya abandonnent les cadavres, ils n’en croient pas moins que les esprits des défunts s’installent dans les figuiers sauvages, et l’on ne manque pas, le cas échéant, de les y honorer ; il arrive même qu’on leur construise de minuscules huttes afin qu’ils puissent échapper aux intempéries.
De la mort, négation intégrale de l’être, à la négation de la mort, il n’y avait qu’un pas que certains penseurs de l’Antiquité occidentale ont franchi. Aucune philosophie n’a poussé aussi loin que celle d’Épicure la négation de la mort puisque, pour lui, la mort n’est rien. Réunissant le matérialisme de Démocrite et l’hylozoïsme, Épicure réduit l’univers à une collection d’atomes indivisibles et éternels, mais différents de taille et de poids. L’âme humaine, qui n’est rien d’autre qu’une rencontre fortuite d’atomes plutôt ronds et siégeant dans la poitrine, ne saurait donc, tout comme le corps, prétendre à une quelconque immortalité. Second point important, la crainte de la mort est injustifiée : « Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation consciente de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée mais nous ôte, au contraire, le désir d’immortalité [...]. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons, la mort n’est pas et que, lorsque la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus » (lettre à Ménécée). Ainsi, tout cesse avec la mort, et la crainte de l’au-delà n’est donc qu’une vaine crainte. On a pu dire d’Épicure que non seulement il avait atomisé le cosmos, mais encore qu’il avait néantisé la mort : « La mort est un fantôme, dira plus tard Feuerbach, une chimère puisqu’elle n’existe que quand elle n’existe pas » (L. Feuerbach, Mort et immortalité ).

Dédramatisation de la mort

Attitude philosophique, certes, mais qui ne manque pas de se manifester dans le comportement, la dédramatisation de la mort fut hautement illustrée dans l’Antiquité. N’est-ce pas la position de Socrate qui choisit de mourir en absorbant le poison pour convaincre ses disciples que la mort n’a rien de redoutable : « Je crois aux dieux athéniens, comme n’y croit aucun de mes accusateurs. Et puisque Dieu existe, il ne peut arriver rien de mal à l’homme juste ni pendant sa vie, ni après sa mort » (Platon, Apologie de Socrate , 35 d). N’est-ce pas plus encore le point de vue des stoïciens ? Pour Sénèque, par exemple, l’existence d’ici-bas n’est qu’une propédeutique pour l’au-delà : « Comme le sein maternel qui nous porte neuf mois ne nous forme pas pour l’habiter toujours, mais bien pour ce monde, où il nous dépose assez forts déjà pour respirer l’air et souffrir les impressions du dehors, ainsi le temps qui s’écoule de l’enfance à la vieillesse nous mûrit pour une seconde naissance. Une autre origine, un monde nouveau nous attend. » La mort, pas plus que la naissance, ne doit nous épouvanter ; elle n’est rien d’autre que la naissance à l’éternité. « Abandonne de bonne grâce des membres désormais inutiles, dis adieu à ce corps que tu fus si longtemps sans habiter [...]. Voici venir le jour où tomberont les voiles, où tu seras tiré de ton immonde et infecte demeure » (in M. Hadas, The Stoic Philosophy of Seneca , 102e lettre).

De l’« amortalité » à l’immortalité

La mort n’étant qu’exceptionnellement destruction totale de l’être, la croyance en la perdurabilité de la personne (ou plutôt de ses constituants privilégiés) semble fort répandue. Cette « amortalité », que Frazer appréhende comme « la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle », n’est généralement conçue par les populations sans machinisme que sur le modèle de la vie présente. Les morts, dans l’au-delà, mangent, boivent, éprouvent des sentiments, sont capables de passions et même se reproduisent ! C’est que la mort se définit, répétons-le, comme un passage, une transition, « une sorte de vie qui prolonge, d’une façon ou d’une autre, la vie individuelle. Elle est, selon cette perspective, non pas une idée, mais une image, comme dirait Bachelard, une métaphore de la vie, un mythe si l’on veut » (E. Morin). Cette croyance se retrouve tout particulièrement en Afrique noire animiste : âmes ou fragments d’âmes, principe vital, doubles sont susceptibles, en effet, d’amortalité, se conservent selon des modalités extrêmement diverses et peuvent entretenir avec le vivant des rapports multiples autant que variés. Toutefois, il semble qu’on soit en présence d’une croyance universelle : ka  des Égyptiens, eidolon  des Grecs, genius  des Romains, rephaim  des Hébreux, frevoli  des anciens Perses, corps astral des spirites modernes, représentent des éléments qui échappent à la destruction.
L’humanité, toutefois, a connu, en des périodes différentes selon les sociétés ou les aires de civilisation, une profonde mutation. Tout d’abord, le monde des vivants et celui des défunts se différencient plus nettement dans l’espace (localisation des morts), dans les modalités de vie (les défunts perdent certains traits anthropomorphes) et dans les rapports (les manifestations des morts se font plus discrètes). Ensuite, certains défunts privilégiés (fondateurs de clans, chefs) parviennent à l’état de grands ancêtres, puis de héros civilisateurs ou de démiurges, enfin de divinités proprement dites, créatrices, omnipotentes qui ne sont jamais nées et ne mourront jamais. Enfin, le « double » s’intériorise, se spiritualise et devient une âme immortelle. C’est ainsi qu’on peut lire au-dessus du sarcophage de Séti Ier, à Thèbes, ces deux mots gravés : « Résurrection, Éternité ».
Nulle part peut-être plus qu’en Égypte le droit à l’immortalité n’a été reconnu aux hommes avec autant de foi et de conviction. D’abord réservé aux seuls pharaons, il fut, peu avant l’an 2000, reconnu à tous les Égyptiens. Non seulement l’âme (ba ), mais encore le double (ka ), qui semble constituer ce qu’il y a de plus profond dans la personnalité de l’individu tout en étant l’émanation d’un ka  familial (on y a vu l’individualisation du Mana ), ne sont pas détruits par la mort. Cette foi en l’immortalité explique probablement le soin minutieux apporté à la conservation du corps qui, en aucun cas, ne saurait être mutilé : d’où les techniques d’embaumement et de momification, d’où son dépôt dans la « maison d’éternité » avec des aliments, des parures, des figurines en ronde bosse (concubines, esclaves, uchebti  devant éventuellement effectuer les travaux difficiles qu’imposerait la divinité). Le nom du défunt (qui fait aussi partie de sa personne) est gravé sur le monument funéraire, ce qui permet aux prêtres et aux passants d’évoquer le disparu, tandis qu’un hiéroglyphe (oiseau avec une tête humaine) rappelle l’âme du défunt qui vole près du soleil, séjourne dans des oasis, ou réside sous terre. Les mythes eux-mêmes aident à mieux comprendre cette volonté de survivre et cette confiance illimitée en la vie plus forte que la mort.
La philosophie grecque, à son tour, a fait de l’immortalité de l’âme une idée-force de ses systèmes : le Phédon  et le Phèdre  de Platon sont parmi les plus remarquables hymnes à la gloire de l’âme qui ne saurait périr. On connaît, d’un autre côté, le précepte bouddhiste : « L’homme n’est pas comme la banane un fruit sans noyau, son corps contient une âme immortelle. » Les défunts ne sont-ils pas, pour les Kabyles, les ilakherten , c’est-à-dire les « gens de l’éternité » ? Enfin, il suffit de rappeler de quelle façon les philosophes spiritualistes et les religions de salut (islam, christianisme surtout) ont développé et approfondi la croyance en l’immortalité de l’âme, en y ajoutant une notion neuve, celle de résurrection.

La résurrection des morts, médiation pour la vraie vie

L’animisme des sociétés archaïques, a-t-on dit, s’efforce de nier la mort en affirmant qu’elle est privation existentielle – et l’existence est alors celle de l’individu – plutôt que négation essentielle : destruction du tout apparent qu’est le moi, mais jamais destruction de tout. Pour les Noirs d’Afrique, par exemple, « la vie, au sens le plus fort, n’est pas individuelle ou dérivée et la mort joue sur la manifestation secondaire, l’individu » (R. Jaulin).
Tout autre est la position des philosophes et des théologies résolument personnalistes. Dans l’impossibilité où elles se trouvent d’oublier la mort et ses effets annihilants, il ne leur restait plus qu’une seule éventualité, la résurrection : « Vos morts vivront, leurs corps ressusciteront », prophétisait Isaïe. La résurrection des morts n’est-elle pas la plus consolante de toutes les croyances puisqu’elle réhabilite le corps et l’associe au destin de l’âme ? Comme l’écrivait Pascal au sujet de la mort de son père (lettre à sa sœur Gilberte, 1er oct. 1651) : « Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c’est-à-dire avec l’espérance [...] puisque c’est le privilège spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit. » C’est pourquoi les élus, après le Jugement dernier, auront un corps resplendissant, car ce qui a été ici-bas un tabernacle vivant ne saurait disparaître à tout jamais. Certes, l’épreuve de la mort est douloureuse, voire effroyable, mais les chrétiens ont de quoi surmonter la crainte qu’elle inspire. Car, dit encore Pascal, « sans Jésus, la mort est abominable, mais avec lui c’est une chose sainte, douce et joyeuse pour le véritable croyant ». Si mourir revient à estimer ce qu’on perd ou la perte qu’on fait, l’animal meurt moins que l’homme et la plante moins que l’animal. Si l’estimation s’effectue à partir de ce qu’on gagne, rien ne meurt moins que l’homme. Cette réduction au non-être qu’est la mort devient le moyen adéquat de racheter le paradis perdu par la médiation de la mort du Christ (mort féconde par excellence), car celle-ci est « l’action totale de la vie du Christ, l’action décisive de sa liberté, la pleine intégration de son temps total dans son éternité humaine ». De la sorte, la mort reste simultanément « le sommet de l’extrême impuissance de l’homme » et « la plus haute action de l’homme » (K. Rahner, cité par E. L. Gaboriau). Le péché a introduit la mort, mais la rédemption (mort féconde) permet de la transcender, et la mort devient la transition nécessaire pour atteindre le salut authentique, qui est la vision de Dieu.
Le thème de la résurrection des corps qui seront accompagnés des arrouah  (sing., ruh ), ou « souffles subtils », constitue également une idée maîtresse de l’islam : là encore, le retour (ma‘ad ) supposera, lors du Jugement dernier, la reddition des comptes (hisab ) et la pesée (mizan ) des actions humaines : « Qui aura accompli le poids d’un atome de bien le verra ; qui aura accompli le poids d’un atome de mal le verra » (Coran, IC, 7-8). Croyants et incroyants devront passer sur le pont du Sirat, « fin comme un cheveu et tranchant comme un sabre » (hadith ), jeté sur la partie supérieure de l’enfer : Dieu aidera les justes ; les réprouvés tomberont dans la géhenne. Mais, contrairement au christianisme, il n’y a pas dans l’islam de rédemption, et la vision de Dieu (ru’yat Allah ) ne semble pas, en général, constituer l’essence de la béatitude éternelle (L. Gardet).

La fusion dans l’Un-Tout

Les thèses fondamentales du brahmanisme pourraient se résumer ainsi : identité du moi profond (atman ) et du principe fondamental de l’univers (brahman ) : transmigration des âmes (samsara ) en référence directe avec les actes des existences antérieures (karman ), le salut (moksha ) réside dans la libération du karman , puisque le perpétuel recommencement d’existence est un perpétuel recommencement de souffrance. Ainsi, au-delà de ce monde des apparences et des existences individualisantes, il faut atteindre l’absolu véritable : l’atman-brahman , car « ce qui est au fond de l’homme et ce qui est dans le soleil sont une seule et même chose ». Pour atteindre à l’immortalité (dans le Brahma ), il faut détruire en soi toute éventualité de désir.
Si le brahmanisme vise la saisie de l’Être, le bouddhisme s’attache plutôt à l’appréhension du devenir : « Là, la substance sans causalité ; ici, la causalité sans substance » (Oldenberg). Pour le Bouddha n’existent que des états qui se succèdent pour constituer un monde et un moi illusoires, tandis que la soif d’être, « qui conduit de renaissance en renaissance accompagnée du plaisir et de la convoitise qui trouve çà et là son plaisir », ne peut qu’engendrer souffrances et tourments. La sagesse, cette fois, ne peut être que « l’anéantissement du désir, l’anéantissement de la haine, l’anéantissement de l’égarement », en quoi se résout le nirvana . Puisque la vie (donc le désir) entraîne nécessairement la mort, et que la renaissance (réincarnation, métempsycose) ne fait que réintroduire le malheur de vivre pour mourir, le nirvana  apparaît comme une protestation contre l’inévitabilité de la mort (individuelle et individualisante) : désormais « le torrent de l’être est arrêté, la racine de la douleur est détruite, il n’y a plus de renaissance ».
Malgré des présupposés métaphysiques différents, brahmanisme et bouddhisme refusent donc l’existence individuelle au profit de la grande vie cosmique, qui n’est pas sans rappeler la « mort maternelle », c’est-à-dire l’amour de la Terre-Mère où l’on attend d’être inhumé : « La terre est donc maternisée en tant que siège des métamorphoses de mort-naissance et en tant que terre natale de l’antre », écrit E. Morin. Le « néant » du nirvana , c’est donc le gouffre d’en deçà et d’au-delà des métamorphoses et des manifestations, le gouffre de l’unité et de l’indétermination ; c’est le gouffre de la réalité première, antérieure à Brahman lui-même : autrement dit, ce néant, c’est l’être pur absolu » (E. Morin).

3.      La société industrielle d’aujourd’hui

Le « primitif » et nous

Ceux qu’on a coutume d’appeler « primitifs » ne vivent généralement pas dans la crainte de la mort, parce qu’ils n’accordent pas, comme l’homme d’aujourd’hui, un rôle important à l’individualisation de la personne. Comme le soulignait justement P. L. Landsberg, leur mentalité participative les empêche de « consommer la mort sous la catégorie de la séparation et de la déréliction ». Cela pourrait expliquer leur solide équilibre psychologique, la rareté des névroses et des suicides, contrairement à ce qui se passe en Occident. De plus, dans les sociétés archaïques, la mort ne suscite pas le sentiment d’absence et surtout d’« irremplacement » (adoption du criminel qui prend la place de sa victime, lévirat et sororat, réincarnation, rôle de la famille élargie, etc.). Au contraire, les sociétés industrielles vivent dans un cadre étroit (famille nucléaire), et le principe d’individualisation rend impossible ou impensable le remplacement automatique du défunt, ce qui ne manque pas de susciter plus d’un traumatisme grave. Autre différence capitale : en Afrique, par exemple, si les morts occupent une grande place dans la vie sociale, ils n’en sont pas moins à leur place, comme dit R. Bastide, c’est-à-dire que le culte qui leur est dû est « extérieur et institutionnalisé ». Chez l’homme blanc, les défunts, en vain exorcisés, deviennent des « activités intérieures à l’homme » ou, pour parler le langage des psychiatres et des psychanalystes, des fantasmes, des « formes obsessionnelles de l’inconscient » : là, le dialogue dont l’homme tire grand bénéfice ; ici, le monologue sans fin, stérile, débilitant. Enfin, dans les sociétés traditionnelles, le deuil paraît rigoureusement codifié et fonctionnalisé : les Ifaluk de Micronésie cessent subitement toute plainte, toute désolation une fois les funérailles achevées. Rien de tel dans les sociétés occidentales. Personne n’est préparé à son rôle de « deuilleur » auquel on n’a pas le droit de penser à l’avance : d’où l’anxiété (source de culpabilité), la hantise de mal s’acquitter de ce rôle. « On doit faire ressortir les contradictions qui existent entre l’encouragement à la dépendance exclusive et l’absence de techniques de remplacement des personnes dans le deuil, entre un système qui favorise l’ambivalence, l’hostilité et la culpabilité et l’absence dans les rites et les rôles de tout moyen d’expression pour ces mouvements affectifs. À cet égard, beaucoup de sociétés sont mieux organisées que la nôtre » (J. Stoetzel).
Survivances ou « archétypes » ?
L’horreur du cadavre en décomposition (qui prend de nos jours le prétexte de l’hygiène), l’association entre la mort et l’initiation (surtout en cas de guerre, quand elle a un rôle initiatique intégrateur), le prestige accordé à la mort féconde (risquer sa vie, donner son sang pour la patrie, pour la foi, pour l’idéal politique), le maintien de la mort-naissance (l’homme se survit par l’hérédité chromosomique ; il a le souci de léguer son nom ; il espère en l’au-delà s’il est croyant), l’importance octroyée à la mort maternelle, la place de la mort dans la vie économique (métiers de la mort) ou dans l’art (M. Guiomar), les relations entre les morts et les vivants (occultisme et spiritisme ; croyance en l’âme immortelle ; fête des morts ; culte des saints, substitut du culte des ancêtres), telles seraient, entre autres, et en dépit des mutations dues aux conditions différentes de vie, les survivances primitives dans la civilisation d’aujourd’hui. À moins qu’il ne faille y voir avec Jung des « archétypes universels », c’est-à-dire des infrastructures permanentes de l’inconscient collectif.
N’est-il pas curieux de constater que l’homme moderne retrouve aujourd’hui des comportements archaïques qu’il avait perdus ? La technique des en-feu  rappelle, par exemple, la surélévation des cadavres que pratiquaient les Indiens d’Alaska et les Alakafufes de la Terre de Feu ; la thanatopraxie qui présentifie le cadavre (l’exemple américain du P.-D.G. défunt assis à son bureau et à qui on vient rendre hommage est bien connu) est un retour aux pratiques négro-africaines ; la cryogénisation, qui suspend la dégradation biologique du corps par conservation à basse température, est la forme nouvelle que prend, pour le mort américain, l’attente de la résurrection ; le mouvement de propagande en faveur de la crémation donne un sens nouveau à l’une des techniques les plus anciennement connues de l’humanité, et que le christianisme et l’islam avaient rigoureusement proscrite. Enfin, le collectivisme marxiste reprit le principe sur lequel reposait l’optimisme de la mentalité archaïque et qui ne considérait pas la personne comme individuée.

Les données nouvelles

La société technico-industrielle pose, en ce qui concerne la mort et les morts, des perspectives nouvelles dues à l’appréhension scientifique et à la laïcisation. « L’humanité, lit-on dans Le Capital , ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. » C’est pourquoi Marx néglige la mort qui est hors des atteintes de « l’énergie pratique de l’homme », d’une part, et parce que, d’autre part, « la praxis  en elle-même, et singulièrement la praxis  révolutionnaire, contient en elle les participations biologiques, civiques, culturelles, philosophiques qui refoulent la mort » (E. Morin). Mais, aujourd’hui, la science a son mot à dire (B. Glaser, G. Strauss). Non seulement elle opère une distinction rigoureuse entre mort clinique, mort écologique, mort cellulaire, non seulement elle prescrit des règles d’hygiène rigoureuse, mais encore elle accroît l’espérance de vie, recule la sénescence et promet l’immortalité (R. W. C. Ettinger). Et le poète communiste P. Eluard chante pour demain « le règne des hommes indestructibles ». Toujours est-il que la laïcisation de la mort tend à se généraliser. Déjà, en France, le décret du 22 prairial an XII prescrivait qu’aucune inhumation ne devait avoir lieu dans les églises, temples et synagogues ; plus tard, la loi du 28 décembre 1904 retira aux églises le service extérieur des pompes funèbres, ce monopole devant appartenir aux communes à titre de service public. Les enterrements civils se multiplient. De même le président Mao livrait aux tracteurs les champs sacrés des morts. Cette laïcisation n’empêche pas, ainsi que le souligne Philippe Ariès, que la mort soit devenue, comme jadis le sexe, le principal interdit du monde moderne. Les morts sont encombrants ! Jadis ils reposaient pieusement au cœur de la cité : défendre sa ville, c’était avant tout défendre ses morts ; puis, les cimetières furent rejetés à la périphérie : « Nul ne pourra élever aucune habitation ni creuser aucun puits à moins de cent mètres de nouveaux cimetières. » Aujourd’hui, les cimetières urbains sont saturés (au Japon, seuls les membres de la famille impériale peuvent être enterrés à Tokyo ; depuis 1985, et malgré ses 145 000 tombes, le cimetière d’Arlington, à Washington, ne reçoit plus que des présidents ou des médaillés militaires), et l’on parle de plus en plus de transférer les défunts loin des grandes capitales. En outre, les logements exigus ne permettent plus l’exposition des cadavres et les routes encombrées rendent difficiles les convois funéraires. En bref, les morts posent aux urbanistes des problèmes particulièrement délicats, signes des temps nouveaux. D’autant que chasser les morts, c’est aussi risquer de les voir revenir, sous forme de fantasmes morbides, hanter l’inconscient de leurs imprudents survivants ! Paradoxe insoutenable, jamais l’humanité n’a autant fait pour exalter l’homme, prolonger sa vie et proclamer ses droits, or jamais elle n’a affecté pour l’homme un aussi grand mépris (hier, 38 millions de morts au cours de la Seconde Guerre mondiale, dont des millions de déportés qui ont péri dans les camps nazis ; aujourd’hui, menace de la guerre atomique). L’homme veut devenir immortel, dit R. W. C. Ettinger. Qu’il commence donc par lutter contre le génocide et la guerre, contre la faim qui assaille le tiers de l’humanité, contre les accidents d’automobile (30 000 décès par an aux États-Unis), contre la pollution atmosphérique.
Tout autre attitude n’est qu’illusion ou hypocrisie !

Aspects philosophiques.


« Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais ceci !... Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » L’insistance de Pascal marque symboliquement le tournant d’une philosophie de la mort, puisque l’existentialisme moderne trouve beaucoup de ses thèmes déjà frappés en médaille par ce penseur. Il est non moins vrai que lui-même prolonge certains échos de saint Augustin. Cependant, il fallait sa subjectivité passionnée pour que la question de la mort devînt la question de la vie, dans l’attente d’un nouveau contexte que fournira seulement le XIXe siècle.
Le thème de la mort s’infléchit au long de l’histoire, selon une courbe qui va du dehors au dedans, de la philosophie à la phénoménologie, d’un problème analysé objectivement à un drame intérieurement vécu. Une convergence des deux voies d’approche ne serait cependant pas inutile pour éclairer un événement qui échappera finalement à tout éclairage puisqu’on entre toujours seul dans sa mort et tous feux de conscience éteints. Parce que l’angoisse de l’inconnu leur était insupportable, les philosophies traditionnelles ont essayé d’en exorciser l’intensité affective grâce à un réseau d’explications mythiques ou rationnelles. En revanche, les philosophies modernes, à dominante phénoménologique, en s’enfermant dans la conscience, s’identifient tellement à l’angoisse qu’elles égarent tout repère objectif valable devant la raison. C’est pourquoi une approche philosophique englobante pourrait ne rien perdre des acquis de l’histoire, même si, dans ce dessein, elle doit se situer à l’intérieur d’une métaphysique de l’être. Cette métaphysique, d’ailleurs, semble être la seule à expliquer l’angoisse de la mort en nommant le risque tragique qui en avive le foyer, et par là même à découvrir un dépassement de la mort. Comme toujours, c’est en acceptant de plonger dans l’agonie de l’existence que celle-ci, comme au terme d’un long tunnel, s’ouvre sur l’horizon d’une immortalité personnelle, et peut-être même d’une métaphysique de la résurrection.

1.      Historique du problème

La grande diversité de positions fournies sur le problème de la mort par l’histoire de la philosophie peut se ramener à trois lignes fondamentales : les doctrines de la chute, les doctrines de l’information, les doctrines de la dispersion. Curieusement, aucune de ces dénominations ne se réfère ouvertement au terme de la vie humaine, puisqu’elles portent plutôt sur la constitution de la nature de l’homme. C’est que, précisément, tant que l’intelligence philosophique est dominée par l’analyse objective plutôt que par l’expérience phénoménologique, il s’agira d’expliquer la mort plutôt que de la vivre. Cette explication se relie nécessairement à la constitution du vivant humain, impliquant aussitôt une certaine façon de concevoir sa naissance et, par voie de conséquence, sa mort.

Les doctrines de la chute

Si le courant des doctrines de la chute est dominé par la figure de Platon, son élaboration philosophique s’inaugure cependant avec les Upanishads et se prolonge, par-delà Origène, jusqu’à Descartes et Malebranche. L’axe qui joint des philosophies aussi différentes est le dualisme de l’âme et du corps. La vie humaine naît de leur rencontre et la mort est leur séparation. Mais, pour la pensée grecque devenue chrétienne, cette rencontre est l’effet d’une création de l’âme, alors qu’elle est la conséquence d’une chute pour les philosophies antérieures. Chute ou création détermineront des différences importantes dans les conceptions de la vie et de la mort.
Des Upanishads à Plotin, en passant par l’orphisme, Pythagore, Empédocle, Platon et la gnose, seul l’Un existe absolument, alors que la multiplicité est une zone d’irréalité. Le passage au multiple se conçoit alors comme une dégradation et une chute dans la matière. Les âmes, issues de l’Un en qui elles sont unies, inengendrées, et par là immortelles comme lui-même, descendent dans les corps périssables par choix libre ou par inclination nécessaire afin d’y commencer une existence qui sera une épreuve purificatrice. Jusqu’à mériter le retour à l’univers divin de l’Un, les âmes connaîtront une ou plusieurs transmigrations. Une ascèse de vie ou une discipline de l’intelligence peuvent raccourcir cette durée d’un exil plein des séductions fallacieuses du monde sensible, qui ne réussissent cependant pas à assoupir en elles la nostalgie de leur noblesse originelle. La mort se présente alors comme une libération de la prison corporelle. « L’objet propre de l’exercice des philosophes est même de détacher l’âme et de la mettre à part le corps » (Platon, Le Phédon , 67 c-d). Et pour Plotin, comme pour Platon, le mouvement de « conversion » doit correspondre à celui de la « procession » (Ennéades , IV) et redonner à l’âme le goût de l’intelligible et du réel, dans lesquels elle finira par se résorber comme les fleuves se perdent dans la mer.
Dans cette anthropologie dualiste, le corps ainsi que le monde sensible sont le lieu du mal et de l’erreur. L’individuation dans la matière ou « ensomatose » (Plotin) donne cependant à l’âme l’occasion d’actualiser ses facultés. Néanmoins, la mort ouvre l’accès à une immortalité impersonnelle de l’âme, pour laquelle le corps n’aura été qu’un lieu de passage.
Avec Origène, né vers 185 après J.-C. en Égypte, le courant platonicien, devenu plotinien, entre dans l’ambiance révélée d’une doctrine de la création et non plus de l’émanation, mais demeure cependant moins novateur que fidèle à ses origines. Entre-temps, Philon d’Alexandrie, né vers 20 avant J.-C., opère la rencontre de la pensée hébraïque avec la pensée grecque. L’influence chrétienne s’accroissant, le néo-platonisme se trouve comme baptisé par les Pères d’Orient et d’Occident. Justin, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Cyrille de Jérusalem, Grégoire de Nysse, Augustin de Thagaste élaborent une anthropologie où le dualisme est remplacé par une union de l’âme et du corps constituant ensemble une seule « forme ». L’âme n’est point prélevée sur la substance divine ; par le fait même, elle ne bénéficie pas de préexistence et ne subit pas de transmigration. Dieu créant aussi bien l’âme que le corps, celui-ci, qui n’est pas mauvais en soi, n’est plus le lieu d’une chute dont la mort devait délivrer l’âme.
L’immortalité, cependant, subit une sorte de recul qui servira à mieux garantir la résurrection. « L’âme humaine, en soi, n’est pas immortelle, ô Grecs ; elle est mortelle ; mais cette même âme est capable aussi de ne pas mourir », dit Tatien. Un philosophe médiéviste, É. Gilson, a remarqué que les premiers Pères de l’Église étaient prêts à faire cession de l’immortalité de l’âme au moment de la mort pour mieux la récupérer avec la résurrection des corps, selon la promesse de l’Évangile et par la volonté de Dieu. Philosophiquement, le véritable acquis est celui d’une immortalité personnelle, façonnée en quelque manière par la vie de l’âme durant son existence en union avec le corps.
Plus tard, tout en respectant une cosmologie de la création ex nihilo , Descartes et Malebranche seront les successeurs du platonisme de l’âme. Le « moi » est substance pensante inétendue, sans nul point de suture avec le corps qui est étendu (Descartes, Réponse aux cinquièmes objections ). Cette autonomie des deux substances a l’inconvénient de laisser inexpliquées les relations du biologique et du psychique de même que les activités non volontaires ou inconscientes. Néanmoins, le corps humain n’étant qu’une machine perfectionnée et la vie ne possédant aucune réalité propre qui lui permette de servir d’intermédiaire entre l’étendu et l’inétendu, la mort, dans cette perspective, résultera d’un simple arrêt de la machine : « Et ainsi on a cru, sans raison, que notre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps dépendent de l’âme : au lieu qu’on devrait penser, au contraire, que l’âme ne s’absente, lorsqu’on meurt, qu’à cause que cette chaleur cesse, et que les organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent » (Descartes, Les Passions de l’âme , I, V). L’âme est donc créée immortelle et le demeure quand la machine qu’est le corps cesse de fonctionner. À quoi Malebranche l’oratorien ajoutera que le corps avait été donné à l’âme afin que celle-ci puisse mériter, « par une espèce de sacrifice et d’anéantissement de nous-mêmes, la possession des biens éternels » (Entretiens sur la métaphysique et la religion , IV, XII).
L’idéalisme qui devait accompagner le dualisme, puisque la connaissance intellectuelle est un privilège de l’âme auquel le corps fait obstacle, ouvre l’issue à deux conceptions de l’immortalité, impersonnelle et personnelle, qui toutes deux furent soutenues. Pour Kant, l’immortalité personnelle est un postulat de l’impératif catégorique. De son côté, Spinoza, chez qui on penserait trouver une négation de l’immortalité personnelle puisqu’il n’y a de substance pour lui que divine, affirme que, au terme d’une vie qui doit substituer la prise de conscience de l’éternel à la prise de conscience du corps, l’âme gardera le sentiment de son identité. Mais là où l’idéalisme prend sa forme la plus systématiquement explicitée, chez Hegel, la conscience, n’étant qu’une manifestation de l’Esprit qui prend conscience de lui-même dialectiquement à travers l’histoire, sera impersonnellement absorbée au terme de la négativité, dans la conscience totalisante de l’Esprit par-delà toute l’histoire.

Les doctrines de l’information

Aristote domine le courant des doctrines de l’information ou de l’« âme informante » : ce courant commence d’ailleurs avec lui pour être repris et christianisé par Thomas d’Aquin au Moyen Âge ; il est retrouvé au XIXe siècle, sur le mode expérimental, par Maine de Biran et Bergson, et se voit confirmé aujourd’hui par des représentants de la biologie moderne, au moins quant à la constitution de l’homme sinon quant aux conclusions philosophiques qui peuvent en être tirées concernant la mort et la survie.
Aristote, se fondant sur l’expérience, adopte un réalisme pour lequel l’union des âmes et du corps est comme un cas particulier de la substance. Celle-ci est constituée de matière et de forme, la forme ne s’ajoutant pas de l’extérieur mais informant du dedans une matière qui, autrement, n’aurait aucune existence. La forme est l’acte d’une matière qui de soi serait pure potentialité. Ainsi donc, comme la quantité n’existe qu’investie de qualité, c’est la forme, principe actif, qui donne signification à la matière et actualise ses puissances. « Or la matière est puissance et la forme est acte » (De anima , II, 1, 412 a).
Impossible donc de songer à un corps séparé dans lequel descendrait une âme préexistante et divine. L’âme est contemporaine du corps pour lequel elle joue la fonction de principe immanent d’animation : elle apparaît avec lui, s’active en lui et à travers lui ; elle est conditionnée par lui, en se nourrissant des énergies qu’il lui offre, selon une unité substantielle insécable.
Dans cette perspective, les plantes ont une âme qui assume leurs activités biologiques, les animaux en ont une qui assume leurs activités biologiques et psychiques, et enfin l’âme humaine assume la totalité des activités de l’homme (De anima , II, 3, 414 b). On voit par là à quel point Aristote se révèle antiplatonicien, bien qu’il garde de Platon quelque trace, comme on le verra. Mais alors, qu’en sera-t-il de la mort ?
La décomposition de la substance humaine n’est point la séparation d’une âme, qui s’en retourne à l’Un d’où elle avait chu, et d’un corps revenu à l’inertie. Matière et forme étant contemporaines, les deux s’évanouissent à la fois. Il n’y a plus de corps, mais un cadavre. Il n’y a plus d’âme. « C’est l’âme qui tient, qui fait l’unité du corps, qui en assure la consistance. Lorsqu’elle s’en va, il se dissipe et se putréfie » (De anima , I, 5, 411 b). Aristote aurait pu déduire à partir des activités intellectuelles une indépendance relative de l’âme permettant à celle-ci de survivre à la décomposition organique en demeurant séparée et subsistante. Rien ne l’en empêchait, mais la dépendance psycho-physiologique semble l’avoir tellement retenu qu’il ne l’a pas fait. Toutefois – et c’est ici que réapparaît le platonisme qu’il n’a pu radicalement écarter –, parmi les facultés de l’âme, il faut compter l’« intellect patient », qui sous la motion de l’« intellect agent », le Dieu-Intelligence d’Aristote, rend possible l’activité intellectuelle en ce qu’elle a de plus haut et de plus abstrait. C’est lui et non point l’âme qui revient à Dieu, comme le rayon à son soleil, pour bénéficier d’une immortalité définitive et impersonnelle. « Quant à l’intellect, et à la puissance de connaissance contemplative, rien n’est encore évident, mais il semble que ce soit un genre d’âme différent, et lui seul est susceptible d’être séparé, comme l’éternel, du corruptible » (De anima , II, 2, 413 b).
Point de rencontre des pensées biblique, gréco-arabe et chrétienne, Thomas d’Aquin, après son maître Albert le Grand, s’insère résolument dans le courant aristotélicien, dont la refonte cependant sera fondamentale. Son Dieu est le Dieu de l’Être et non de l’Intelligence. Il ne peut donc accepter qu’un aspect de l’homme parmi d’autres soit privilégié dans ses rapports avec Dieu. La doctrine de la création lui a appris que l’homme en sa totalité est créé. Toutes les facultés intellectuelles, y compris l’intellect patient, sont des propriétés de l’âme qui, conditionnées par le corps, l’informent dans son intégralité de façon immanente. « L’intellect, qui est le principe de l’opération intellectuelle, est la forme du corps humain » (Somme théologique , Ia, qu. LXXVI, a. 1). La forme humaine, par ses activités intellectuelles, est en excédent sur sa matière. Cette « forme excédente » est le fondement de la personne et lui confère sa transcendance.
C’est cette notion de forme excédente qui permet à Thomas d’Aquin d’affirmer l’unité de la substance humaine et, simultanément, sa subsistance et sa survie : deux aspects nouveaux du problème de la mort. D’une part, l’âme, forme du corps, est marquée par toutes les activités de celui-ci. Elle porte en elle-même sa biographie et son destin. Elle conserve la trace de ses amours, de ses faiblesses, de ses courages, de ses sommets contemplatifs. Et, d’autre part, c’est cette singularité qui est promise à la subsistance par-delà la mort. L’immortalité sera donc accompagnée de son identité unique et irremplaçable. Présente à Dieu, mais à partir de son foyer de personnalité pareil à nul autre.
Au XIXe siècle, le réalisme de la position aristotélicienne réapparaît par de nouvelles voies. Maine de Biran, parti du sensualisme de Condillac, est amené, par fidélité à son expérience vécue, à affirmer l’existence du moi comme une « force hyperorganique » manifestée par le sens de l’effort et qui retentit à travers toutes les activités motrices et psychologiques. À travers ce « moi » s’annonce l’immortalité pourvu qu’il soit secouru par la grâce dont Biran semble analyser les effets sur sa propre vie.
C’est cette « métaphysique expérimentale » que Bergson retrouve à son tour par l’analyse des données immédiates de la conscience, lorsque, critiquant scientifiquement le parallélisme psycho-physiologique, il montre que la conscience et la mémoire sont plus riches que le corps qui les conditionne. L’élan vital qui traverse l’évolution est celui d’une conscience qui se cherche et monte qualitativement au cœur d’une matière qui retombe. Elle atteint ses sommets dans les expériences mystiques en contact avec la source créatrice. Dans cette perspective, la mort plaide tellement pour l’immortalité de la conscience que la charge de la preuve est à celui qui voudrait la nier.
L’œuvre moderne de Teilhard de Chardin se situe, en ce point précis, sur le prolongement de l’itinéraire de Bergson. Le « pas de la conscience » traversé par l’évolution grâce à une « complexification » croissante s’épanouit en « phénomène humain ». Chaque fois que l’évolution atteint ce seuil de conscience, elle connaît une apothéose et ne saurait retomber dans l’espace-temps. Teilhard affirme donc, au nom de sa philosophie de la nature, une immortalité personnelle, garantie par l’approche de Dieu-Omega.

Les doctrines de la dispersion

Face au dualisme platonicien et à l’unité substantielle aristotélicienne, le grand courant du monisme matérialiste ne considère pas la mort comme un problème mais comme un fait à constater et qui trouve une explication complète, pour l’homme comme pour le reste des vivants, dans la constitution physique du cosmos.
Le monisme est dominé, dans l’Antiquité grecque, par Leucippe de Milet (500 av. J.-C.) et Démocrite, un peu plus âgé que Socrate, qui seront suivis de près par Épicure et Lucrèce. Au XIXe siècle, le positivisme de Comte et le matérialisme historique d’Engels et Marx en sont des variétés plus scientifiques. Ils seront rejoints aujourd’hui par toute philosophie qui se veut prétendument scientifique et opte pour l’antispiritualisme et contre les doctrines de l’information.
À l’encontre de Parménide pour qui l’Être-Un est fondamental, Leucippe et Démocrite partent de la multiplicité. Le monde est constitué d’une multitude infinie d’atomes incréés, impérissables : petits éléments de plein et de vide qui passent du chaos originel à l’ordre du cosmos en se brassant pour former toutes sortes de figures à l’intérieur d’un seul tourbillon. Aucune raison de faire appel à une intelligence organisatrice, qu’elle soit transcendante ou immanente, puisque l’infinité des atomes en mouvement suffit à expliquer les résultats que nous voyons.
L’âme, comme le corps, est composée d’atomes : sauf que ceux-ci sont ronds, et plus légers et plus subtils que ceux qui constituent les corps. À la mort, le corps se corrompt, et les atomes de l’âme se dispersent dans la grande circulation universelle.
À son tour, Épicure confirme : « Ceux qui disent que l’âme est incorporelle parlent sottement. Car, si elle était telle, elle ne pourrait ni agir, ni pâtir » (lettre à Hérodote, apud  Diogène Laërce, X, 63). Et Lucrèce assigne aux atomes subtils une région : « Avec la vieillesse et la mort, la substance de l’âme se dissipe, telle la fumée, dans les hautes régions de l’air » (De rerum natura , III, 455).
Comte et Marx, au XIXe siècle, donneront à ce matérialisme une forme plus élaborée : le premier en niant tout simplement le psychisme pour le réduire à une biologie dynamique, et le second en le considérant, sans lui refuser une certaine originalité et une initiative dialectique, comme une suprastructure dérivée d’une infrastructure socio-économique. Mais tous deux cependant reconnaissent à l’homme une certaine immortalité : sociale bien entendu, c’est-à-dire inscrite dans la mémoire des hommes et dans l’humanité en devenir. La position extrêmement savante d’un biologiste comme Jacques Monod, aujourd’hui, s’aligne sur le positivisme au sens le plus étroit du terme. Il n’y aurait pas lieu d’en parler ici s’il ne se présentait lui-même comme savant et philosophe.

2.      Phénoménologie de la mort

En opposant problème et mystère, le néo-socratisme de Gabriel Marcel illustre bien la réaction de la nouvelle philosophie. Vouloir analyser objectivement le problème de la mort ne nous en fait pas accepter la nécessité. La pensée rationnelle espérait en exorciser l’épreuve, mais en vain. La mort n’est pas un thème de spéculation, mais une expérience à vivre comme un mystère. La méthode husserlienne, ou phénoménologie, y aidera, précédée par l’existentialisme abrupt de Kierkegaard pour qui la pensée est l’ennemie de l’existence.
Or la mort est un moment décisif de l’existence : c’est donc celle-ci qu’il faut interroger sur la nature de l’expérience et sur ses virtualités. Il ne s’agit plus de la mort mais de « ma mort », et le ton des philosophes va se passionner en se faisant subjectif.

La mort ponctuelle

Peut-on parler de la mort comme d’un événement instantané et soudain, sans épaisseur ni préavis ? C’est à cette mort que se réfèrent les épicuriens comme Lucrèce, les stoïciens comme Sénèque, Marc Aurèle et Épictète, et plus tard Montaigne, en lui opposant une fin de non-recevoir. La mort n’est objet d’aucune expérience, ni intellectuelle, ni imaginative, ni sensible : « Si la mort est là, je ne suis plus. Si je suis, elle n’est pas là » (Épicure). En effet, la mort conçue comme un surgissement frappe d’impossibilité tout constat, puisqu’elle suspend les puissances de constat. Mais on peut se demander si cette transposition logique d’un événement qui déjoue la logique n’est pas avant tout une thérapeutique contre l’angoisse.
Sans vouloir rendre pensable ou imaginable une disparition hors de l’expérience pour laquelle nous n’avons aucun moyen d’approche, la mort radicalement ponctuelle ne frappe que certains accidentés. Aujourd’hui, d’ailleurs, on insiste sur le fait que l’agonie psychique ne coïncide pas nécessairement avec la mort physique et que l’instant précis de la mort humaine est sujet à controverse. De même en est-il pour la « mort apparente » suivie de réanimation. Mais, de plus, si la mort propre se présente au sens strict comme ponctuelle puisque la conscience chavire sans se voir chavirer, il n’en est pas de même de la mort d’autrui, à laquelle survit le témoin. Cette mort se mue en dimension de son expérience personnelle, l’interrogeant de sa menace incessante.

Mort et temporalité : mort propre et mort d’autrui

À la mort ponctuelle, Scheler substitue l’expérience du « mourir ». L’homme ne sympathise avec la mort d’autrui que parce qu’il y projette sa propre mort. Et il est vrai que la souffrance sensibilise et qu’inversement une certaine indifférence n’est que l’égoïsme d’une bonne santé. Maladie, intervention chirurgicale, vieillesse sont hantées par l’imminence d’une fin, qui approche, susceptible soudain de se déclarer. L’être voit se rétrécir devant lui le champ de ses projets et les perspectives de son avenir. L’horizon se bouchant, le présent se laisse envahir par le passé et l’immédiat. Même s’il écarte inconsciemment l’idée de la mort, l’être est habité par le sentiment de sa vulnérabilité. L’affrontement avec le néant-de-soi est impossible, ainsi que l’a souligné Freud, et néanmoins se dresse comme une échéance d’autant plus inquiétante que le terme en est ignoré et inéluctable.
Plus que tout autre, Heidegger fait de la temporalité l’étoffe même de l’existence. Dès qu’il s’éveille à lui-même, le Dasein  est candidat à sa mort et sa vie croît à l’ombre de son deuil. De là, cette structure fondamentale de l’« être-pour-la-mort », plongeant dans un climat d’exaltation désespérée l’existant en quête d’authenticité. La « possibilité de l’impossible », horizon de la vie, fait délirer la liberté, la déracinant de ses raisons de choix, lui communiquant rétroactivement un suprême désintéressement difficile à distinguer d’une victoire de l’irrationnel. Chevauchée de Walkyrie à pic sur l’abîme de sa propre négation.
L’analyse de Sartre est tendue entre ponctualité et temporalité. Si le « pour-soi » s’arrache incessamment à l’« en-soi » dans un présent successif qui halète entre le « n’être-plus » et le « n’être-pas-encore », cela n’empêche que sa passion est inutile, puisque viendra un moment où il sera définitivement rejeté en en-soi. Et cela, avec une absence de raison qui fait qu’« on meurt toujours par-dessus le marché ». Absurdité qui nous frappe de dos, parce qu’on ne peut la voir venir. On est-été, voilà tout. Il faut se demander si l’« absurdisme » sartrien n’est pas accru du fait que la temporalité s’y trouve écrasée dans la ponctualité. Par ailleurs, si notre mort nous échappe, échappe-t-elle pour autant aux autres ? On meurt toujours pour autrui qui se dresse triomphalement sur notre objectivation définitive.
Parmi les modernes, P.-L. Landsberg insiste spécialement sur la mort d’autrui comme fondement de l’expérience de la mort propre. Ici, on est d’autant plus sensibilisé à sa propre mort qu’on y a été alerté par la mort d’un être cher à qui nous attache un lien personnel. Rappelant saint Augustin qui, au chevet d’un ami, se sentait mis en question au cœur de sa propre existence, Landsberg analyse cette rupture de communion entre le vivant et le mourant « qui se dérobe radicalement à moi ». Une source jaillissante de don, de tendresse et de liberté est en train de tarir et voici que toute communication devient impossible. La présence personnelle s’est refermée sur elle-même, me laissant en dehors, emportant avec elle cette part de moi dont je ne peux cependant me disjoindre. C’est alors que « je touche vraiment à la mort ».
D’ailleurs, la mort se prolonge par-delà l’échéance. Les paupières une fois closes, celui qui me quitte va continuer de mourir en moi. Il s’éloigne malgré mes tentatives de rappeler cette courbe de vie encore pleine de promesses antérieurement à l’issue fatale. Et le ravinement du deuil le déracine de moi en même temps qu’il me déracine de moi-même.
De toute façon, une phénoménologie pour qui l’« être-avec » est une structure de l’existant, comme le Mitsein  de Heidegger, voit celle-ci se renverser en « mourir-avec », si bien qu’on ne peut plus se demander, de la mort propre ou de la mort d’autrui, laquelle fonde l’autre. Elles se fondent réciproquement (cf. J. Guillaumin, « Origine et développement de l’idée de la mort »). De là, un sentiment de pitié devant toute mort, dont on ne sait s’il est pitié de l’autre ou pitié de soi. On est toujours seul devant sa mort, et l’on n’est jamais seul. Cela confirme en tout cas que l’individu prend d’autant plus conscience de lui-même qu’il est relié à autrui, et que le lien social est d’autant plus fort qu’il met en communication des autonomies personnelles.

L’angoisse

Les positions ouvertes sur un au-delà de la mort comme celles de Jaspers et de Marcel ne nient pas la présence fondamentale de l’angoisse dans l’expérience de la mort, mais il est prévisible que les positions de finitude y insistent davantage. Ailleurs, l’angoisse est assumée et transposée sur le registre d’une certaine espérance ; ici, elle porte son vrai nom.
On peut se demander si le mythe de l’éternel retour n’est pas un défense contre l’irréversibilité du temps, si le suicide n’est pas, dans certains cas, une précipitation dans la mort pour en liquider la hantise, si certains refus pathologiques de la mort ne sont pas des refuges de sécurité, si le mépris railleur de la mort n’est pas un blindage masquant trop de vulnérabilité, si une résignation systématique ne vise pas une anesthésie préopératoire. Autant de manifestations de l’angoisse. Mais quel en est le contenu ? La peur porte sur un objet relativement déterminé, l’inquiétude intellectualise une éventualité indésirable, l’angoisse en revanche est centrale et concerne le volume total de l’existence. C’est l’être de la conscience qui s’angoisse.
S’il est vrai que la conscience naît avec l’obstacle, comme le signal d’un conflit à résoudre, celui-ci doit être vital pour que soient ainsi mobilisées toutes les énergies de l’être. La mort est son terrain privilégié – si bien que toute angoisse n’est peut-être qu’un écho de celle de la mort –, puisque le conflit à affronter n’oppose pas moins que le « vouloir-vivre » et le « devoir-mourir ».
Prise au long du mourir, ou au seuil de la mort, l’angoisse est dominée par le sentiment de la contingence initiale, sur lequel insiste Heidegger. Ce sentiment orchestre à la fois la possibilité d’un gouffre d’absence, incessamment ouvert sous les pas, l’irréversibilité d’un temps qui « jamais plus » ne reviendra, l’arrachement continu aux attaches et aux tendresses quotidiennes et enfin l’imminence d’une finitude sans appel.
Plus fondamentalement encore, c’est l’inconnu de la mort qui nourrit l’angoisse. S’agit-il du sentiment du « rien » de Heidegger ou du sentiment « de rien » décrit par Juliette Favez-Boutonnier (cf. L’Angoisse ) ? Celle-ci a raison d’affirmer contre Heidegger que le néant, ou le rien, ne se laisse pas substantiver, comme l’avaient déjà soutenu Bergson ainsi que Louis Lavelle. Le phénoménologue peut alléguer la notion de « néantement » pour exprimer cette érosion continue de l’être par le non-être ; mais comment le non-être se laisserait-il appréhender par l’être ? On ne peut écarter le caractère impensable, inimaginable de la mort ; et c’est précisément cet inconnu, cette sorte de soleil noir à l’horizon de la conscience qui en aveugle le regard en la livrant au risque de n’être plus ou d’être encore.
Rien donc ne peut supprimer cet irréductible de l’angoisse, ni une philosophie ouverte sur l’au-delà, ni la foi du croyant. Celles-ci, d’ailleurs, n’offrent pas des apaisements mais des dépassements.

3.      La mort en contestation

Les philosophies ouvertes sur un au-delà de la mort ne prétendent pas expérimenter le non-être, mais, comme le souhaitait Spinoza, entreprendre une méditation sur la vie. C’est en approfondissant la vie elle-même qu’elles débouchent sur un « chiffre silencieux » avec Jaspers ou sur une espérance avec Marcel. Passant de l’existence à l’être, par un dessaisissement du temps, elles se recueillent en une zone plus dense. Par là, la phénoménologie se réfère à une métaphysique, et la transcendance, que des philosophes comme Heidegger et Sartre réduisent à un désemboîtement horizontal de la durée, se double d’une transcendance verticale où la durée annonce son fondement, une métatemporalité qu’on peut appeler éternité. Sur cette voie cependant, Jaspers s’arrête à un agnosticisme ambivalent, alors que Marcel avance vers une invocation confiante.
Dans son livre L’Échec , Jean Lacroix souligne que la mort est l’expression radicale de l’échec : « En elle s’identifient l’absolu de l’échec subjectif et l’absolu de l’échec objectif. »
Cependant, la mort étant, pour Jaspers, la fin de l’« être empirique » et révélant le monde comme caduc, elle ouvre par là l’accès à l’existence réelle. Par elle-même, elle est une « situation limite », une nuit de l’être dont l’existant ne peut saisir le chiffre silencieux. Mais, à condition qu’il s’empêche d’imaginer une immortalité et un au-delà avec des morceaux d’existence empirique, la mort peut transformer sa vie en transcendance, et c’est là sa signification. À ce moment, « l’homme est poussé du fond de lui-même à chercher le chemin de l’être » ; et par là son expérience de la mort détermine ce qu’il va devenir.
Cette épreuve ouvre-t-elle sur un« méta-temps » ? « L’être n’est pas de l’autre côté de la mort dans le temps, mais dans la profondeur empirique présente en tant qu’éternité. » Cela signifie-t-il que l’éternité n’est pas concevable comme le prolongement purifié du temps, mais comme la densité intérieure du présent ? En quoi Jaspers aurait raison. Mais si c’est le « fondement de la transcendance » qui assure l’éternité de l’instant, s’agira-t-il d’une permanence personnelle ? Jaspers ne semble pas se permettre d’aller plus loin. Et Lacroix déclare prudemment : « Si, pour Jaspers, l’homme est immortel, son immortalité échappe à l’empirie et relève de la transcendance. »
C’est dans le même sens qu’il faut entendre l’aveu d’une héroïne de Marcel, dans La Soif  : « Mourir, c’est s’ouvrir à ce dont on a vécu ici-bas. » Car la vraie vie, pour Marcel, est de reposer sur les profondeurs de l’« être » en dépassant les fulgurances de l’« avoir ». Dans un monde technicisé où règne le mécanisme des « fonctions », la mort n’est qu’une machine qui a cessé de fonctionner, et le mourant est bon à mettre au rebut. Dans ce même monde cependant, comme chacun se trouve défini par ses avoirs et ses pouvoirs, la mort est source d’angoisse parce qu’elle sonne la déroute de toute possession. Un être qui a misé sa vie sur des assurances temporelles connaît la déréliction devant sa mort parce que celle-ci est l’épreuve du dépouillement total. Mais alors, elle peut au moins ouvrir la « brèche du désespoir », grâce à quoi l’homme s’engage dans la voie du mystère de l’être.
Par la démarche de recueillement exposée dans Analyse et approches concrètes du mystère ontologique , qui est le discours de la méthode de Marcel, la conscience qui cherche à se connaître dans le miroir d’une analyse réflexive et qui en s’objectivant se découvre vulnérable et livrée à la contingence (« qui suis-je ? » se demande le héros d’Un homme de Dieu , tenté par le suicide) découvre en même temps que l’être, en elle, est antérieur à la question qu’elle se pose – antérieur et intérieur – et qu’elle ne peut se le donner en objet parce que c’est lui-même qui est « donnant ». La prise de conscience possessive est un goulet d’étranglement dans lequel l’être s’épuise, et c’est pourquoi l’angoisse l’investit. Mais celle-ci desserre son étau dès que l’existant reprend contact avec les sources de son être au-delà de ses avoirs fallacieux, au-delà d’un monde de la compétition et du conflit, car c’est dans le monde de l’avoir de Marcel que se vérifie le mot de Sartre : « L’enfer c’est les autres. » Il retrouve en même temps l’assurance et la paix de l’être-des-profondeurs, répondant marcellien de l’« être-des-lointains » de Heidegger rongé par le « souci », qui met en communication toutes choses et au niveau duquel pourrait se réparer le monde « cassé » de l’expérience quotidienne parce que c’est l’univers de la liberté.
À ce niveau, précisément, se rétablit la communication avec autrui, parce qu’au lieu d’opposer son moi possessif au moi objectivé d’autrui l’être, se vidant de son narcissisme, se rend disponible au dialogue. L’amour est une invocation adressée aux sources de l’autre par-delà son moi, pour un échange d’être entre le Je et le Tu, les deux s’étant ouverts aux profondeurs qui les animent et les relient. Ce dialogue, d’ailleurs, n’est qu’une veine singulière de la nappe d’eau du Nous, antérieure et intérieure à toute rencontre, dans laquelle se déchiffre le Toi absolu qu’est Dieu.
Le « permanent ontologique » de Marcel est donc personnel. Il est le garant de la fidélité exposée aux aventures du temps, de l’espérance menacée par la hantise de l’immédiat, et de la foi livrée aux risques du doute. On ne prie pas Dieu, c’est Dieu qui prie en nous. Et c’est pourquoi la mort est une invocation pour un état de communion avec tout et tous dans une rencontre personnelle avec Dieu.
Si, pour arriver à cette conclusion sur l’immortalité personnelle, on s’est vu obligé d’accomplir tout ce circuit marcellien, c’est parce que, malgré l’angoisse à surmonter, il donne à la mort toute sa plénitude, en la montrant comme un arrachement doublé intérieurement d’un accomplissement. Ainsi se trouve exaucé le vœu du poète Rainer Maria Rilke : « Seigneur, donne à chacun sa propre mort, une mort née de sa propre vie. »
Quoi qu’il en soit de la comparaison entre phénoménologies closes et phénoménologies ouvertes, la mort n’est pas que corrosive. Elle opère aussi un travail de restructuration de la vie, parce que le mourant confronté avec la chute de tous ses projets et avec sa propre disparition apprécie ce que furent ses raisons de vivre, et celles qui méritaient vraiment le combat. Certaines sont dévaluées, frappées d’inanité, au regard d’autres qui appelaient un surinvestissement. La vie est soudain totalisée dans un bilan définitif. Il faut une situation de catastrophe, selon Paul Ricœur, pour que soudain, sous la menace de l’indéterminé absolu – ma mort –, ma vie se détermine comme le tout de ce qui est menacé. Pour la première fois, l’existant regarde sa vie dans sa simple unité, et c’est cette unité qui traversera peut-être l’épreuve de la mort.

4.      Immortalité et résurrection

On ne peut négliger ici les philosophes personnalistes, comme Maurice Nédoncelle, Jean Lacroix, Emmanuel Mounier, et néo-thomistes, comme Sertillanges, Jacques Maritain, qui prolongent le courant aristotélico-thomiste au moins en ce point central où l’homme est pris comme unité, esprit incarné et corps spirituel, ne laissant place ni au dualisme, ni à l’idéalisme, ni au monisme matérialiste.
Sans rien nier des apports des plus récents développements, personnalistes et néo-thomistes les situent au plan périphérique de la phénoménologie et recourent à une métaphysique proprement dite. La personne est un noyau ontologique au principe de toutes les activités bio-psychiques de l’homme. Elle est inséparable de son ouverture au monde socio-économique, par lequel elle est d’ailleurs conditionnée, mais qu’elle domine cependant comme un absolu. Maritain insistera davantage sur sa transcendance, Nédoncelle sur la communication des consciences, Mounier sur l’activité révolutionnaire de la personne humaine. Mais, pour tous, celle-ci est cette « sur-existence » manifestée au long d’une vie engagée dans le monde, et qui est promise, de ce fait, à une victoire sur la mort.
Par son désir d’absolu jamais satisfait, par l’activité du souvenir qui est dépassement du temps, par la conscience réfléchie qui est dépassement de l’espace, par la liberté conditionnée et malgré tout indomptable qui est choix, par son unité personnelle qui synthétise son expérience, en un mot par son « intériorité », l’homme, immergé dans l’espace-temps, tissé dans et avec l’histoire, est cependant métahistorique. La vie humaine est tension dramatique entre deux pôles : celui de l’espace-temps et celui de leur double et unique négation qu’est l’éternité.
Aussi bien l’immortalité ne commence pas avec la mort, mais avec la naissance. L’« être-pour-la-mort » est en même temps un « être-pour-la-survie ». La vie humaine qui inaugure sa trajectoire visible l’inscrit, chemin faisant, dans une durée intérieure qui va se totalisant. La mélodie temporelle s’égrène note à note et s’achève, mais son inflexion métatemporelle enrichit l’accord incessant qui dépasse l’impermanence. C’est au cœur de la durée que la vie se transforme en survie, et le temps en éternité. À chaque instant, nous entrons en notre immortalité.
Au tableau de cette immortalité, qu’est-ce qui figure ? Il faudrait pour répondre ne plus emprunter d’image à l’expérience. Mais on peut dire que tout moment « vraiment humain », c’est-à-dire ayant accru notre foyer de liberté, non en échappant aux déterminismes, mais en les mettant en œuvre dans l’acte de la liberté, s’intègre déjà à la création de la survie. Toute tendresse généreuse, toute intensité désintéressée, toute gratuité portent déjà en elles les stigmates de l’éternel. Ayant éclos dans le temps sans être nées du temps, elles s’épanouissent dans une intériorité sur laquelle le temps qui l’a nourrie n’a cependant aucune prise. Rétrospectivement, on peut dire que c’est cette gravitation infinie qui donne au désir humain ce goût de l’absolu qui en fait tout le poids.
C’est pourquoi l’immortalité est personnelle. Elle est modelée par une biographie singulière, mais par ce qui fut vraiment vécu humainement, ayant ainsi accru l’intensité de l’identité personnelle. L’espèce animale est faite d’échantillons anonymes, mais les individus humains ont pour vocation de se rendre singuliers, uniques, irremplaçables.
En distinguant mort biologique et mort humaine, on peut dire que la mort humaine est ce moment de syncope où un être renonce délibérément à sa liberté, mais renoncer est le contraire de consacrer. Cette déchéance – le mal – qui défigure le visage humain est vraiment le deuil de la création : une perte d’être qui ne sera plus présente au bilan de l’éternel. Une étincelle de liberté dit « toujours », un moment de distraction dit « jamais plus ». Et c’est pourquoi on peut oser énoncer le paradoxe que, pour autant que cela dépendait de lui, chacun a la mort – ou plutôt l’immortalité – qu’il mérite. Celle que son génie humain a tramée au long de sa vie. Et cela donne une étrange portée métaphysique à toutes les formes d’aliénation.
À partir de là, peut-on dire quelque chose de la résurrection des corps, en s’en tenant au seul plan philosophique ? Le fil d’Ariane demeurant l’unité substantielle de la personne humaine, est-il contradictoire que, alors que l’expérience vécue nous montre le corps biologique ayant conditionné le corps humain, celui-ci à son tour, libéré de toute attache temporelle, conditionne le « corps de gloire » ? Pourquoi ce qui déjà le constituait en tant qu’humain – ce dépassement de l’espace-temps par la conscience de soi, le souvenir, la liberté, la gratuité, cette nature transcendante qui défie l’impermanence, cette unité simple, active et indivisible – ne pourrait-il pas se révéler principe de synthèse de toutes les richesses d’être déjà engrangées dans l’éternel, permettant ainsi à chaque identité personnelle de recréer ce qu’on peut appeler par analogie un corps et qui serait le corps des ressuscités ? Il ne s’agit plus évidemment de ce corps de chair que nous n’avons pas mérité, avec tous ses déterminismes et ses insuffisances, que nous reçûmes en héritage de l’espèce et de toute l’évolution comme une matière première à partir de laquelle il restait à inventer l’œuvre de notre génie humain. L’enfant de la liberté sera lui aussi liberté. Corps souples et sans frontières. Purs regards et présences totales. Transparence et communication.
Telles seraient les prémisses de ce corps de gloire que chacun prépare dans le silence de soi et à l’abri de ses propres regards, et dont la naissance se déclarerait au soleil de la mort. Une philosophie qui avance jusque-là, à titre d’hypothèse et à la rencontre d’un donné révélé – ici le donné chrétien –, ne renonce à aucune de ses exigences, ne cesse pas d’être une philosophie. La réflexion sur la mort est avant tout une réflexion sur la vie.

Aspects religieux.


Le système formé par les notions de mort et de résurrection est de ceux qui structurent la conscience religieuse universelle, à tous les niveaux et dans les contextes socioculturels les plus différents ; il est facile de montrer cette vaste extension par quelques exemples. Ces deux représentations conjointes présentent un certain nombre de caractères communs à tous les grands schèmes mythiques et religieux : c’est ainsi qu’elles sont rapportées à la fois à la biographie de la divinité, indéfiniment répétée dans le cycle liturgique, et à l’itinéraire spirituel et sacramentel du fidèle, qui a pour idéal de reproduire à son échelle les principales attitudes du dieu ; c’est ainsi encore qu’elles résultent manifestement de la transposition de certains rythmes naturels essentiels. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, le christianisme est venu accomplir plus qu’abolir : la mort et la résurrection du Christ, inscrites une fois pour toutes dans l’histoire, mais réitérées rituellement chaque année et revécues mystiquement par l’âme chrétienne, récapitulent d’une certaine façon, prolongent et approfondissent la mort et la résurrection des dieux païens ; sur ce point, saint Paul a établi le dogme avec une force et une netteté insurpassables ; la tradition chrétienne ne pourra que répéter et exploiter son enseignement.

1.       Une constante de la conscience religieuse

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’idée d’une mort définitive, qui met un point final irrémédiable aux espoirs et aux calculs, est une conquête relativement tardive du rationalisme pessimiste. Pour la conscience primitive, la mort n’est jamais sans lendemain, la survivance va de soi. Selon la plupart des historiens, la sépulture du défunt en position accroupie, très fréquente dès l’époque préhistorique, habituelle dans le rituel égyptien, était destinée à préparer une nouvelle naissance ; le cadavre étant placé en terre dans la même attitude que l’embryon dans le ventre maternel, l’enterrement marquait le commencement de la vie nouvelle. De fait, chez beaucoup de peuples primitifs, l’enfant nouveau-né passe pour un mort qui revient : on lui donne le nom de son aïeul ou d’un autre individu récemment décédé, on place près de lui divers objets usuels ayant appartenu à un défunt, etc.
À plus forte raison, la mort des dieux et des héros n’est-elle que provisoire. L’existence du dieu sauveur, en particulier, se déroule selon un schéma déterminé : après être mort sous les coups de son ennemi, il est vengé et ressuscite ; l’Osiris égyptien périt dans une embûche tendue par Seth ou par Typhon, mais son épouse Isis et son fils Horus recherchent ses restes dispersés, les réunissent et leur redonnent vie ; en Grèce, son homologue est Dionysos-Zagreus : né d’une union illégitime de Zeus, l’enfant Dionysos encourt la haine d’Héra, qui le fait assassiner et mettre en pièces par les Titans ; mais une autre divinité, Apollon ou Athéna, rassemble les membres suppliciés, et le jeune dieu reprend vie ; la biographie d’Attis, également, comporte castration, mort et renaissance ; on n’en finirait pas d’énumérer les dieux dont l’histoire est conforme à cet itinéraire.
Mais la consécution de la mort et de la résurrection ne figure pas seulement dans la légende ; elle reparaît dans les cérémonies du culte et, parallèlement, dans la vie religieuse des adeptes. Chaque fois, comme la première fois, le deuil s’efface sans transition devant l’allégresse ; ce renversement de l’affectivité s’exprime dans toutes les civilisations ; ainsi chez les anciens Hébreux : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent avec des cris de joie : il marche tout en pleurant, celui qui porte la semence des semailles, puis il revient avec des cris de joie, quand il porte ses gerbes » (Ps. CXXVI, 5-6). Tous les cultes comportent des rites de passage, et ce sont eux notamment qui intègrent une mort et une résurrection symboliques ; dans ces rites de passage privilégiés qu’étaient en Grèce les initiations aux mystères, l’initié meurt et renaît à l’imitation du dieu ; rien ne fera mieux comprendre ce phénomène qu’un texte du philosophe platonicien et romancier latin Apulée (IIe s. de notre ère) racontant une initiation aux mystères d’Isis : « L’acte même de l’initiation figure une mort volontaire et un salut obtenu par grâce. Les mortels qui, parvenus au terme de l’existence, foulent le seuil où finit la lumière, et à la condition que l’on puisse leur confier sans crainte les augustes secrets de la religion, la puissance de la déesse les attire à elle, les fait renaître en quelque sorte par l’effet de sa providence, et leur ouvre, en leur rendant la vie, une carrière nouvelle » (Les Métamorphoses , XI, 21).

2.       Les analogies cosmiques

Avant d’être celles du dieu ou de l’homme, la mort et la résurrection marquent le rythme végétal : la nature meurt en hiver et renaît au printemps. C’est autour de quoi s’ordonnent les innombrables cultes de la végétation, dont celui de l’« arbre de Mai » est le plus connu ; on observe dans divers folklores, souvent sous la forme des rites du carnaval, une séquence dans laquelle l’expulsion ou le meurtre de la Mort précède la venue du Printemps sous les traits d’un jeune arbre. Aussi n’est-il pas étonnant que de nombreux dieux (Adonis, Attis, Osiris...) dont la légende comporte mort et résurrection aient été fêtés en relation avec le déroulement annuel du cycle végétal. Comme l’a bien dit Alain, « sous tant de noms, d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, qui sont la même chose que le Mai, la dame de Mai, Jacques le Vert, et tant d’autres dieux agrestes, il faut au temps des primevères célébrer la résurrection ».
Peu avant ce « propos » sur la « Résurrection », Alain en tenait un sur « La Lune pascale », dans lequel il signalait, pour les rites et les théologies de la mort suivie de renaissance, une autre correspondance cosmique encore : « La Lune est par elle-même un signe de mort et de recommencement [...] La Lune en son croissant et décroissant représente toute croissance et décroissance. » De fait, à côté des justifications végétales, le mythe de la mort et de la résurrection du héros, qu’il s’appelle Osiris ou Attis, passe pour avoir son origine dans le cycle de la Lune qui décroît, meurt, disparaît, puis reparaît le troisième jour ; on rapporte aux Indiens de Californie une formule qui ne laisse aucun doute sur la relation des deux ordres d’idées : « De même que la Lune meurt et revient à la vie, de même nous ressusciterons après la mort » ; dans le même sens, sir James George Frazer a recueilli le mythe du « messager de la Lune » : « La Lune envoya ce message aux hommes : « De même que je meurs et revis, vous mourrez et vous revivrez. » Aussi bien les deux cycles, végétal et lunaire, ne sont-ils pas sans rapport entre eux ; car on sait que la Lune passe pour exercer une influence toute-puissante sur la vie végétale : on plante à la jeune Lune, on récolte à la vieille Lune.

3.       L’enseignement de saint Paul

Dans l’Ancien Testament, au Livre de Daniel (XII, 2), la résurrection est promise, non pas encore à tous les morts, mais à ceux d’entre eux qui n’ont pas reçu, de leur vivant, les rétributions, en bien ou en mal, dues à leurs actes. L’auteur du IIe Livre des Maccabées limite la résurrection aux justes ; au moment d’être suppliciés par le tyran Antiochus, les plus jeunes frères Maccabées le menacent de la mort définitive, tandis qu’eux-mêmes crient leur espoir de la vie éternelle : « Misérable ! tu nous ôtes la vie à présent, mais le Roi du monde nous ressuscitera, nous qui mourons pour la défense de Ses lois, et Il nous rappellera à la vie pour l’éternité [...] Mieux vaut mourir de la main des hommes avec l’espoir, donné par Dieu, d’être ressuscité par Lui ; pour toi, en effet, il n’y aura pas de résurrection pour la vie » (II Macc., VII, 9-14).
Le témoignage du Nouveau Testament est infiniment plus positif. Il faudrait mentionner tous les textes concernant la résurrection de Jésus, qui, selon l’Évangile de Jean, dit de lui-même : « Je suis la Résurrection et la Vie : celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra » (Jean, XI, 25). Le Christ johannique prend soin de souligner, par souci didactique, l’analogie végétale de sa mort et de sa résurrection : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre n’y meurt pas, il demeure seul ; s’il meurt, il rapporte beaucoup. Celui qui aime sa vie la perdra, et qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle » (Jean, XII, 24-25).
Mais personne n’a fait plus que saint Paul pour l’élaboration des notions chrétiennes de la mort et de la résurrection. De tous les dogmes, c’était sans doute le plus difficile à faire passer dans les esprits païens auxquels Paul s’adressait en priorité ; on le perçoit dans deux passages des Actes des apôtres : dans le premier (XVII, 32), Paul ayant terminé son célèbre discours d’Athènes par les mots de « résurrection des morts », on voit les auditeurs se moquer plus ou moins discrètement ; une autre fois (XXVI, 24), il se fait taxer de folie par le procurateur romain Festus pour avoir tenu le même langage.
L’apport essentiel de saint Paul aura été de ne pas séparer la mort et la résurrection qui ont marqué l’existence de Jésus lui-même de celles qui informent la vie spirituelle de chaque chrétien, d’affirmer au contraire la solidarité de l’aspect sotériologique et de l’aspect eschatologique des deux notions ; ainsi doit-on comprendre les oppositions pauliniennes de l’homme extérieur et de l’homme intérieur (II Cor., IV, 16), du vieil homme et de l’homme nouveau (Éph., IV, 22-24). Par le baptême, le chrétien meurt de la mort de Jésus et ressuscite de la résurrection de Jésus ; l’identification mystique de Dieu et du fidèle ressort admirablement de ces lignes de l’Épître aux Romains, VI, 4-8 : « Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême qui nous plonge en sa mort, afin que, comme le Christ a été ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions, nous aussi, d’une vie nouvelle. Car si nous sommes devenus un avec lui par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une semblable résurrection [...] Si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons bien que nous vivrons aussi avec lui. »
Ces thèmes sont repris et orchestrés mieux que nulle part ailleurs dans l’avant-dernier chapitre de la Ire Épître aux Corinthiens. Parmi les fidèles de Corinthe, certains niaient la résurrection des morts ; peut-être suivaient-ils en cela l’exemple de la secte juive des Sadducéens, auxquels plusieurs passages du Nouveau Testament (Matth., XXII, 23 ; Marc, XII, 18 ; Luc, XX, 27 ; Actes, XXIII, 8) attribuent la même attitude ; mais il est plus probable qu’ils partageaient à ce sujet les préventions du monde hellénique, où la tradition, pythagoricienne et platonicienne, avait accrédité la dévaluation du corps au bénéfice de l’âme seule ; on a déjà vu saint Paul se heurter à cette mentalité dans son discours d’Athènes ; on rencontrera bientôt chez les Pères de l’Église des échos du même conflit.
Saint Paul va combattre l’erreur de ces Corinthiens en partant de la résurrection du Christ ; dans une argumentation en deux temps, il leur fera valoir, d’une part, que, si la résurrection des morts est impossible, il s’ensuit logiquement que Jésus n’est pas ressuscité, d’autre part, que, si Jésus est ressuscité, comme c’est effectivement le cas, on ne peut nier que ses fidèles aussi ressusciteront. La première partie du chapitre (versets 3 à 11) est donc employée à établir le fait de la résurrection du Christ ; l’importance de ce texte vient de ce qu’il est, antérieurement aux Évangiles mêmes, le plus ancien témoignage de l’événement, dont il n’est séparé que par vingt-cinq ans environ. Paul rappelle qu’il ne fait que transmettre un enseignement qu’il a lui-même reçu (des membres des premières communautés chrétiennes, après sa conversion) ; il insiste sur le fait que la mort du Christ pour nos péchés et sa résurrection ont eu lieu « conformément aux Écritures » de l’Ancien Testament, ce qui s’explique par le souci des premiers prédicateurs de montrer dans la vie de Jésus l’accomplissement des prophéties juives. La démonstration employée par Paul consiste à faire état du témoignage direct de ceux à qui est apparu le Christ ressuscité. Se faisant gloire de sa médiocre prestance physique, Paul ajoute que le Christ lui est enfin apparu à lui-même « comme à l’avorton » ; il s’agit de l’apparition sur le chemin de Damas, dont les Actes des apôtres offrent trois relations (IX, 1-8 ; XXII, 6-11 ; XXVI, 12-18).
Mais la résurrection du Christ implique nécessairement la possibilité et la réalité de la résurrection des morts ; on ne peut affirmer ni nier l’une sans l’autre (versets 12 à 16) : « Car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n’est pas ressuscité. » Paul évoque les conséquences désespérantes qui en résulteraient (versets 17 à 19) : toute la foi s’écroule, et « nous sommes les plus malheureux de tous les hommes ». Mais, heureusement, le Christ est ressuscité ; et tous les hommes, qui étaient morts collectivement dans la personne d’Adam, reprendront vie collectivement dans la personne de Jésus, « afin que Dieu soit tout en tous » (versets 20 à 28) ; on relèvera ici, de la façon la plus nette, l’identification mystique entre la mort et la résurrection du fidèle et la mort de la résurrection du Dieu.
Après des considérations peu claires sur la pratique des Corinthiens de se faire baptiser « pour les morts » et le rappel de ses propres épreuves, Paul en vient au mode de la résurrection des morts (versets 35 à 38). Sur cette question délicate qui échappe aux prises de l’expérience présente, il produit l’analogie tirée de la végétation, par où il rejoint un schème dont on a vu l’antiquité et l’universalité : « Ce que tu sèmes ne reprend pas vie qu’il ne meure auparavant. Et ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps qui sera un jour, mais un simple grain, de froment par exemple, ou de quelque autre céréale. À cette semence Dieu donne un corps selon qu’il l’a voulu, et à chaque semence un corps particulier » ; entendons que le corps ressuscité ne sera pas plus identique au corps mortel que la plante ne l’est à la graine, mais se distinguera de lui comme l’épanouissement glorieux de l’infirmité corruptible. Paul rend ensuite la même idée au moyen de catégories empruntées au judaïsme hellénisé : « Semé corps psychique, on ressuscite corps spirituel » ; c’est l’opposition classique entre la psyché , principe de la vie naturelle, et le pneuma  ou Esprit divin, à laquelle Paul superpose la distinction entre le premier Adam, créé « âme vivante », et le Christ, « dernier Adam », constitué « esprit vivifiant » ; et encore la dualité, judéo-hellénistique elle aussi, entre l’« homme terrestre » et l’« homme céleste ». Enfin, le chapitre s’achève sur une notation de grande importance, que Paul présente comme un « mystère » ou un « secret » (c’est-à-dire comme le fruit d’une révélation personnelle, distinct de la tradition ordinaire) : « Nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés » ; ceux qui ne mourront pas désignent ceux qui se trouveront vivre au moment de l’ultime avènement du Christ, et passeront directement, sans mourir, dans la condition des ressuscités ; il n’est pas impossible que Paul, comme beaucoup de ses contemporains, se soit mis lui-même au nombre de ceux que la parousie trouverait vivants. Qu’elle soit dans son esprit proche ou lointaine, cette perspective de la résurrection incluse dans celle de Jésus lui arrache un célèbre cri de triomphe, qui résume tout le développement : « Ô mort, où est ta victoire ? Ô mort, où est ton aiguillon ? »

4.       Le christianisme patristique

Après ce sommet constitué par l’enseignement paulinien, les Pères de l’Église ne pouvaient que gloser de leur mieux dans les nombreux traités qu’ils consacrent à la résurrection. Leurs textes ont néanmoins l’intérêt de montrer à quelles tendances de la pensée grecque s’opposait sur ce point le dogme chrétien. C’était, par exemple, à la doctrine de la métensomatose, selon laquelle l’âme humaine, seule immortelle, passerait après la mort dans un autre corps humain ou animal ; on peut citer à cet égard une page d’un apologiste latin du début du IIIe siècle, Minucius Felix : « Pythagore et Platon, écrit-il, veulent qu’après dissolution des corps les âmes seules survivent éternellement et repassent plusieurs fois dans d’autres corps nouveaux. À cela ils ajoutent encore une autre déformation de la vérité, en disant que les âmes des hommes retourneraient dans les animaux domestiques, les oiseaux, les bêtes sauvages. Voilà une opinion vraiment indigne de la réflexion d’un philosophe et digne des invectives d’un mime. Mais [...] qui serait assez sot ou assez obtus pour oser nier que l’homme peut être de nouveau reconstitué par Dieu comme il a pu être façonné par lui une première fois ? » (Octavius , XXXIV, 6-9).
Tertullien, contemporain de Minucius Felix, oppose comme lui la résurrection des corps à la métensomatose chère aux philosophes grecs ; mais il en marque aussi la différence avec la vieille théorie hellénique du retour éternel ; contrairement à ce que certains, semble-t-il, imaginaient, la résurrection du corps est un hapax , une mutation qui surviendra une fois pour toutes et à jamais : « Faudra-t-il donc, dites-vous, toujours mourir et toujours renaître ? Si le maître de toutes choses l’avait ainsi décidé, tu subirais, bon gré, mal gré, la loi de ta condition. Mais, de fait, il n’a décidé rien d’autre que ce qu’il a prédit [...] Alors donc, plus de mort nouvelle, plus de nouvelle résurrection ! Mais nous serons ce que nous sommes maintenant, et nous ne changerons plus : les adorateurs de Dieu seront auprès de Dieu, revêtus de la substance propre de l’immortalité ; les impies, au contraire, et ceux qui ne sont pas irréprochables devant Dieu, subiront la peine d’un feu également éternel » (Apologétique , XLVIII, 10-13). Au IIe siècle, le Syrien Tatien avait déjà mis en lumière le même aspect du dogme contre les mêmes adversaires, exactement contre les philosophes stoïciens, héritiers, sur ce point, des présocratiques : « Nous croyons à la résurrection future des corps, quand les temps seront accomplis. Non à la façon des stoïciens qui imaginent sans aucune utilité des cycles au bout desquels les mêmes renaissent toujours après avoir péri ; mais, notre temps étant accompli, nous ressusciterons une seule fois et pour toujours, la résurrection devant réunir tous les hommes, et eux seuls, en vue du jugement » (Contre les Grecs , VI).
Au IIIe siècle, Origène marquera lui aussi la différence entre la résurrection chrétienne et le retour éternel des stoïciens : « À l’inverse, les gens du Portique soutiennent que le corps complètement putréfié revient à sa nature originelle, en vertu de leur théorie sur le retour à chaque période des êtres tout semblables ; ils disent donc qu’il retrouve cette même première constitution qu’il avait avant d’être dissous, croyant l’établir par des raisons contraignantes » (Contre Celse , V, 23). Car saint Paul avait bien précisé que, tout en appartenant au même homme, le corps ressuscité n’est pas de même nature que le corps charnel ; Origène reprend à sa façon la comparaison paulinienne du grain de froment qui, perdant en terre toute sa substance, conserve néanmoins un logos  qui donnera naissance à une plante nouvelle : « Nous ne disons donc pas que le corps putréfié reviendra à sa nature originelle, pas plus que le grain de blé, une fois corrompu, ne revient à son état de grain de blé. Nous tenons que, comme du grain de blé se lève un épi, il y a aussi dans le corps un principe qui n’est pas soumis à la corruption, à partir duquel le corps surgit incorruptible » (Contre Celse , V).
La comparaison de la graine était trop naturelle, et, a-t-on vu, trop enracinée dans l’archéologie de l’homo religiosus , pour n’avoir pas été constamment reprise ; on en trouve une expression intéressante dès les premières années du IIe siècle, sous la plume de saint Clément de Rome, proche successeur de saint Pierre : « Observons, mes bien-aimés, comment le Maître nous représente continuellement la future résurrection [...] Prenons les fruits. Comment et de quelle façon les semailles se font-elles ? Le semeur sort pour jeter en terre les différentes semences ; celles-ci, toutes sèches et nues, tombent dans le sol pour s’y résoudre ; mais de leur dissolution même, la magnifique providence du Maître les fait lever à nouveau et l’unique graine se multiplie et porte fruit » (Épître aux Corinthiens , XXIV, 1-5). Dans le courant du même IIe siècle, saint Justin modifiera la comparaison et jugera, quant à lui, la résurrection moins incroyable que le développement, que nul pourtant ne conteste, du corps humain tout entier à partir d’une minuscule goutte de semence : « Vous n’auriez pas cru possible non plus que l’homme naquît de ce simple germe, et cependant vous voyez que c’est là son origine. De même, vous devez admettre que, dissous dans la terre et réduits à l’état de germes, les corps des hommes peuvent, au temps voulu, par l’ordre de Dieu, ressusciter et revêtir l’incorruptibilité » (Première Apologie , XIX, 3-4).



Culte des ancêtres.


Selon les régions et les époques, le culte des ancêtres revêt deux aspects différents, suivant qu’il s’adresse à l’ensemble des ancêtres ou à un héros particulier : ancêtre mythique, dispensateur des éléments de culture, organisateur des institutions sociales. Se rattachant à un culte encore plus répandu, celui des morts, il a pour objet de faire du trépassé (et, souvent, de l’ensemble des trépassés) l’intercesseur (ou les intercesseurs) des vivants auprès de la divinité et de rapprocher les uns et les autres comme si la mort n’avait pas causé la moindre brisure. Mais il ne semble pas qu’il faille voir dans la vénération des ancêtres l’origine du phénomène religieux, comme on l’a cru, sous l’influence de Spencer, à une époque où l’on pensait pouvoir trouver une réponse à cette question de l’origine des croyances et des rites. Une des caractéristiques les plus intéressantes du culte des ancêtres tient souvent aux liens d’identification et de solidarité que les vivants établissent avec ceux-ci sur le mode de la plus intime dépendance.

1.       La théorie de Spencer

C’est Herbert Spencer (1820-1903) qui, le premier parmi les modernes, a fortement souligné l’importance des ancêtres dans l’histoire des religions. En effet, pour le philosophe anglais, le culte des ancêtres serait à l’origine même de la religion. Le « sauvage » considère comme surnaturel ou divin tout ce qui dépasse l’ordinaire : le chef remarquable par sa force ou sa bravoure, le magicien célèbre, le grand inventeur ou un membre du groupe conquérant. « Regardé avec crainte et respect pendant sa vie, écrit Spencer, il est considéré avec une crainte et un respect encore plus grands après sa mort ; et la propitiation de son âme l’emportant sur la propitiation des spectres moins redoutés, se transforme en un culte dûment établi » (Principles of Sociology ).
Herbert Spencer ajoute : « En utilisant l’expression « culte des ancêtres » dans le sens le plus large – comprenant tout culte des morts, qu’ils fussent ou non du même sang – nous concluons que le culte des ancêtres est la racine de toutes les religions. » Par conséquent, à l’origine de toute religion se trouve la peur d’un homme puissant et supérieur qu’il faut, même après sa mort, se rendre propice. Autrement dit, les dieux ne seraient que la transformation ultérieure des ancêtres ou des héros divinisés. Cette théorie représente en quelque sorte une nouvelle forme de l’évhémérisme, doctrine élaborée par Évhémère au IIIe siècle avant J.-C., selon laquelle les dieux du monde antique n’étaient que des rois divinisés.
La théorie de Spencer a joui d’une grande estime parmi les philosophes et le public cultivé du dernier quart du XIXe siècle. Pour la première fois, l’origine et le développement de la religion se trouvaient expliqués par la nouvelle doctrine de l’évolutionnisme. Mais elle a été critiquée par la majorité des anthropologues et historiens des religions. On a souligné, par exemple, que la crainte n’explique pas, à elle seule, la naissance du sentiment religieux. La religion est un phénomène complexe comprenant des éléments rationnels aussi bien qu’irrationnels. D’autre part, on n’a pas tardé à remarquer que le culte des ancêtres n’est pas universellement répandu. Dans les cultures les plus primitives, il ne constitue pas le centre de la vie religieuse, et il en est parfois complètement absent. En outre, il est impossible de faire dériver les divinités de la nature des figures des ancêtres ; et il est inexact que les premiers sacrifices aient été l’offrande d’aliments sur les tombes des morts illustres, comme le soutenait Spencer. Enfin, on sait maintenant qu’il n’existe aucune possibilité de reconstruire historiquement les « origines » de la religion : ce problème est susceptible d’intéresser la psychologie génétique ou la philosophie, voire la théologie, mais pas l’histoire des religions.
La faillite de l’hypothèse d’Herbert Spencer ne diminue point l’importance du culte des morts et le rôle des ancêtres mythiques dans l’histoire des religions. Spencer n’avait pas vu la vraie fonction religieuse des ancêtres : celle d’intermédiaires entre les humains et la divinité ; il n’avait pas saisi leur complexité mythologique. En tant que premier mort, revenant ensuite à la vie, l’ancêtre a été parfois identifié à la Lune qui « meurt » et réapparaît après trois jours de ténèbres ; en d’autres cas, il se substitue à l’Être suprême.
Certains auteurs désignent le culte des morts et des ancêtres sous le terme de manisme  (du latin manes , les « bienveillants », euphémisme désignant les morts). Le terme peut donner lieu à des confusions, car il désigne à la fois le culte des morts illustres, voire mythiques – chefs, hommes-médecins, héros fabuleux – et toutes les formes de croyances et pratiques funéraires. Il est vrai que, souvent, la distinction entre ces deux catégories de faits religieux est difficile à préciser. D’une façon générale cependant, on peut dire que le culte des ancêtres et des héros se développe à partir du culte des morts.

2.       La complexité des faits

Religions archaïques
Le culte des ancêtres, au sens strict du terme, n’est pas clairement attesté dans les cultures les plus archaïques, chez les collecteurs et les chasseurs. On le rencontre, en revanche, en Mélanésie et dans certaines civilisations de type agricole. En Mélanésie, on érige en l’honneur de certains morts illustres des figures taillées en bois ; pourtant ces figures n’ont pas un caractère sacré. Aux Nouvelles-Hébrides, on façonne en bambou une représentation du chef décédé, qui est déposée ensuite dans la hutte cultuelle. Mais ici non plus l’image du chef n’est pas l’objet d’une vénération spéciale ; nous avons affaire à un culte des morts qui n’est pas encore complètement articulé. En d’autres régions, les représentations des morts illustres sont conservées plus longtemps, et parfois on leur fait des offrandes en échange de leur protection (surtout en cas d’épidémies). Dans les cultures mégalithiques de l’Asie sud-orientale, pour établir une liaison concrète entre les trépassés et les vivants, on érige des pierres sur lesquelles les âmes des morts sont censées s’asseoir. Appelés « sièges des esprits », ces monuments conservent indéfiniment les qualités des personnes en l’honneur desquelles ils ont été élevés ; ils assurent la fertilité des hommes, des troupeaux et des terres. Dans nombre de cultures mégalithiques, le monument élevé en l’honneur du chef finit par devenir le centre de la vie cultuelle et sociale du village : c’est autour de ce mégalithe qu’ont lieu les danses et les rituels publics, et c’est toujours là qu’on s’assemble.
La situation est différente dans les religions où le culte vise non pas les morts dans leur ensemble, mais un ancêtre mythique, c’est-à-dire un personnage considéré, dès l’origine, comme surhumain ou semi-divin. C’est le cas de certaines tribus de l’Australie centrale où les ancêtres mythiques (également connus dans la littérature ethnographique sous le nom de « héros totémiques ») sont à la fois les « créateurs » des hommes – qu’ils ont formés et auxquels ils ont insufflé une particule de leur vie – et des héros civilisateurs, puisqu’ils leur ont enseigné l’art de faire le feu, de chasser et de se nourrir, et leur ont révélé les institutions religieuses et sociales. Par la suite, ces ancêtres mythiques se sont évanouis sous terre ou se sont métamorphosés en rochers, en arbres ou en objets rituels. Cependant, leur disparition n’est pas définitive. D’une part, ils veillent sur la conduite des hommes ; d’autre part, ils se réincarnent perpétuellement ; la particule de « vie » qu’ils ont insufflée lors de la formation des hommes constitue une sorte d’« âme immortelle ». Au fond, chaque individu réincarne, au moins partiellement, un ancêtre mythique, mais il n’apprend ce mystère qu’à la fin de son initiation.
Dans d’autres religions primitives, le fondateur mythique de la tribu est censé être en même temps « premier homme » et héros civilisateur : l’humanité, c’est-à-dire la tribu, est son « œuvre », puisqu’elle descend de lui et a été civilisée par lui. Parfois, l’ancêtre mythique-héros civilisateur se confond avec la divinité suprême ; c’est le cas d’Unkulunkulu chez les Zoulous.
Religions orientales
La Chine fournit le premier exemple d’une intégration complète du culte des ancêtres dans l’ensemble de la vie religieuse. Dès l’époque la plus ancienne, le culte jouait un rôle fondamental : on croyait que les âmes des trépassés continuaient d’exister auprès des vivants, mais elles étaient également capables d’intercéder auprès du dieu du Ciel en faveur de leurs descendants. Les ancêtres étaient donc les protecteurs des vivants, et ils étaient invoqués ensemble avec le Ciel et la Terre lorsqu’un contrat était rompu. Mais eux aussi avaient besoin des vivants pour prolonger leur existence dans l’au-delà. Leur culte était en rapports étroits avec la famille ; par conséquent, le mariage était un devoir de piété envers la lignée des ancêtres.
Un système similaire se laisse déchiffrer au Japon, avec cette différence que les ancêtres mythiques ont fini par jouer un rôle plus important que les ancêtres réels. Originellement, chaque tribu avait un chef, appelé Uji-no-kami, « chef de la tribu ». À sa mort, on lui donnait une tombe spéciale, qui devenait l’objet du culte de la tribu entière. Mais certains groupes estimaient que leur ancêtre était un dieu ; c’est ainsi que l’ancêtre de la tribu guerrière Mononobe est devenu une divinité de la guerre. D’autre part, certaines divinités cosmiques devinrent des dieux ancêtres. C’est le cas d’Amaterasu, l’ancêtre divin de la famille impériale, qui était à l’origine le Soleil divinisé. D’ailleurs, c’est à la suite de la fondation de l’empire que le culte des ancêtres fut systématiquement développé au Japon.
Dans l’Inde védique, l’âme du mort, à la fin des rites funéraires, rejoignait le monde des Pères (pitaras).  À partir de ce moment, le trépassé participait avec les ancêtres aux sacrifices mensuels accomplis à leur intention. Le rite illustrait l’opposition entre le monde des vivants et celui des morts : le cordon sacré était porté à gauche, on exécutait les gestes rituels de la main gauche et en partant de la gauche. Pendant les cérémonies, on prenait soin de ne pas être contaminé par la puissance des Pères et, à la fin, on les invitait à s’éloigner. Mais la crainte des morts n’empêchait pas les sentiments de respect et d’amitié. Parfois on s’adressait à eux en même temps qu’aux dieux. Les Pères étaient invoqués collectivement : on leur demandait des enfants. Déjà dans l’Atharva-veda  (XIV, 2,73), les ancêtres étaient réputés protéger la jeune mariée et la rendre féconde.
Religions méditerranéennes
Chez les Grecs, à côté du culte des morts pratiqué par la famille, existait le culte des héros auquel participaient une corporation, une cité ou un État. Le culte était lié à la tombe du héros. C’était un culte funéraire et, par conséquent, radicalement différent du culte offert aux dieux : tandis qu’à ces derniers on sacrifiait des béliers et des taureaux de couleur claire, les animaux immolés aux héros étaient de couleur sombre. La victime offerte aux héros était entièrement consumée : les hommes devaient s’abstenir de goûter à sa chair, alors qu’il leur était permis de manger les offrandes destinées aux dieux (à l’exception des divinités chtoniennes).
En Grèce, comme d’ailleurs dans l’Empire romain, il était interdit en principe d’inhumer les morts à l’intérieur de la ville. Pourtant, nombre de tombeaux de héros célèbres étaient situés dans la cité, notamment sur la place du marché ou dans les bâtiments publics. De même, à Rome, on tolérait les tombes des personnages illustres à l’intérieur de la cité. Car les puissances exceptionnelles manifestées par une personnalité hors du commun pendant la vie continuaient à rayonner à partir de ses cendres ou de sa sépulture. Les héros guerriers étaient censés décupler la force militaire de la cité, les héros guérisseurs continuaient, de leurs tombeaux, à défendre les habitants contre les épidémies, etc.
Cela ne veut pas dire que tous les héros auraient été des mortels à moitié divinisés. En Grèce, le culte des héros n’est pas un aspect du culte des morts. D’ailleurs, nous n’avons aucune preuve que tous les héros grecs aient été, à l’origine, des hommes doués de qualités exceptionnelles. Les plus populaires étaient des personnages semi-divins qui – comme Héraklès – avaient fini par rejoindre la compagnie des dieux. La différence essentielle entre le dieu et le héros est que ce dernier a connu les épreuves et les vicissitudes spécifiques de la condition humaine, jusqu’à la mort même. En outre, les héros étaient responsables de l’achèvement de l’œuvre des dieux : ils étaient censés avoir introduit la culture, fondé des villes et engendré des peuples.
Dans la religion romaine, le culte des ancêtres ne semble pas avoir joué un rôle fondamental. En général, le culte des morts se maintient et prospère dans les campagnes ; or, à Rome, l’élément rural ne fut que faiblement utilisé dans les systématisations doctrinales. Les morts étaient appelés divi manes , ou simplement manes , ou encore divi parentes  – pour souligner l’idée d’« ancêtre ». Les érudits romains interprétaient manes  comme signifiant « les dieux bons » (de manus , « bon »). Les deux dénominations désignent collectivement la foule des morts (cf. les Pères, dans l’Inde védique). Leurs fêtes étaient les Parentalia,  en février, et les Lemuria  en mai. Du 13 au 21 février, durant les neuf « journées des parents (dies parentales,  ou ferales ), les magistrats ne portaient plus leurs insignes, les temples restaient fermés, le feu était éteint sur les autels et on ne contractait pas de mariages. Chaque famille s’occupait alors de ses morts. On apportait sur les tombes des fleurs, des fruits, du sel, du vin. « Les mânes n’exigent pas beaucoup, écrit Ovide ; ils préfèrent un cœur filial à de riches offrandes » (Fasti  II). Pendant neuf jours, les morts revenaient sur terre et se repaissaient des mets qui leur étaient offerts.
À l’occasion des Lemuria  (9, 11 et 13 mai), les ancêtres, sous le nom de lemures,  étaient censés visiter les maisons où ils avaient vécu. Afin de les apaiser et de les empêcher d’entraîner avec eux dans la mort quelque vivant, le père de famille remplissait sa bouche de fèves noires et, tout en les jetant, prononçait neuf fois cette formule : « Avec ces fèves, je me rachète, moi et les miens. » Finalement, faisant du bruit avec un objet de métal, pour effrayer les ombres, il répétait neuf fois : « Âmes paternelles, partez d’ici ! » (Fasti , II). La reconduite rituelle des morts est d’ailleurs une cérémonie communément répandue dans le monde entier.
Il y a donc, en Italie ancienne, une certaine ambivalence des sentiments à l’égard des ancêtres : d’une part, on les vénère auprès de leurs tombes, en leur présentant des offrandes et des prières ; d’autre part, tout en agréant leur visite annuelle, on se défend contre leur éventuel désir d’entraîner avec eux quelque membre de la famille, et surtout on s’assure que les « âmes paternelles » quittent la maison. Partout dans le monde, une fois le corps incinéré ou enseveli, le mort est considéré comme habitant un autre monde ; il peut revenir périodiquement sur terre, mais il n’a plus le droit d’y rester. Car on ne peut pas habiter deux mondes à la fois. Si la chose arrive, il n’y a plus de Cosmos, il y a retour au Chaos.
Mais les vivants ont aussi besoin des morts. On s’attend à leur protection et à leur bénédiction, surtout pour les récoltes et les troupeaux. Il y a donc interdépendance des morts et des vivants. Les premiers désirent ne pas être oubliés : les milliers d’épitaphes parsemées dans l’Empire romain expriment ouvertement le vœu d’une remémoration, en invitant l’étranger à les lire.  « Lis, prie pour moi, et ce que tu fais pour moi te sera rendu un jour, car j’agirai moi-même en ta faveur. » Quant aux vivants, ils ont besoin de l’appui des morts puisque, par le simple fait d’appartenir à un autre monde, en quelque sorte « spirituel », les morts sont plus puissants et plus « sages ».

3.       Culte des ancêtres et christianisme

Qu’il s’agisse d’un sentiment religieux bien profond dans les couches populaires européennes, on en a la preuve dans le fait que le culte des morts finit par être toléré, sinon assimilé, par le christianisme. Le culte des saints se développe comme un prolongement et une amplification du culte des martyrs. Le point de départ est toujours la tombe et la légende qui révèle sa découverte miraculeuse. La dévotion populaire était si forte que le pape Damase (366-384) organisa lui-même le culte des saints, en cherchant les tombeaux de martyrs oubliés dans les catacombes et en leur consacrant des épitaphes ; autrement dit, comme l’observe judicieusement Jacobsen, en leur procurant une légende. Plus tard, on transfère la tombe du saint à l’intérieur de l’église, auprès ou au-dessous de l’autel.
Il y a, certes, une grande différence entre la conception chrétienne de la sainteté et de la capacité d’intercession des saints, et les différents types préchrétiens de culte des ancêtres. Pourtant, il existe entre eux un élément commun : par leur propre mode d’être, qui est d’essence « spirituelle », les ancêtres sont non seulement plus « sages » et plus puissants que les vivants, mais aussi plus proches des dieux ; par conséquent, ils servent de médiateurs entre la divinité et les hommes, et sont capables d’intercéder auprès des dieux au profit de leurs descendants et de l’ensemble des vivants.

Histoire de la mort.


L’histoire de la mort appartient au domaine, nouveau dans l’histoire des mentalités, de l’approche des attitudes collectives : à ce titre, c’est un chantier ouvert, encore très inégalement prospecté. On peut du moins tenter d’en résumer les tendances et les acquis, dans le cadre de l’Occident chrétien du Moyen Âge à nos jours.
Le sujet reste immense si l’on y inclut la vision globale des différents niveaux qui commandent et définissent ces attitudes : de la mort subie (celle qui relève de la démographie) à la mort « vécue » (les gestes, les rites, la sensibilité), aux discours sur la mort (ceux de la religion, de l’art, de la littérature et de la philosophie).
Sa prospection suppose une enquête très diversifiée, qui va de l’archéologie des cimetières ou des tombeaux aux registres paroissiaux, aux livres de raison, aux sources religieuses ou « littéraires », puis à celles de l’iconographie et à bien d’autres... On comprend que cette histoire soit à la fois ancienne et très récente dans ses approches actuelles : dans l’historiographie française, une série d’ouvrages ont défriché ce front pionnier depuis les années soixante-dix. On est loin toutefois d’un consensus sur les grandes étapes de cette histoire dans la longue durée ; l’avance française en ce domaine laisse, par ailleurs, quantité de points d’ombre.

Deux modèles de la mort au cœur du Moyen Âge

Il n’y a pas de mort « achronique », qui échapperait à l’histoire. Mais si l’on se place vers 1300 pour évoquer le modèle occidental de la mort au Moyen Âge à son apogée, ce sont les traits d’un système enraciné et stable qui s’imposent.
Dans la démographie, si l’Occident n’a pas connu d’agressions massives de la peste depuis la peste constantinienne jusqu’au retour de la maladie au XIVe siècle, le modèle de la mortalité fait apparaître le poids des fléaux et des peurs (la lèpre), et surtout l’image de la vie brève (espérance de vie à la naissance : trente ans environ) telle qu’on peut l’apprécier par exemple dans l’archéologie des cimetières.
On peut estimer que le réseau des gestes et pratiques « magiques », dont les folkloristes ont exhumé les traits bien plus tard, reste alors la riposte très générale à cette présence de la mort, dans la plupart des campagnes d’un Occident chrétien... très incomplètement christianisé : gestes à l’approche de la mort, pratiques mortuaires (veillée ou banquet funèbre), ou ensevelissement. Au-delà de ces comportements se dessinent les traits d’un très ancien système de la mort et de l’au-delà faisant dominer la cohabitation des vivants avec le peuple des morts-doubles, héritiers des « larves » antiques, présence proche, souvent hostile, dont il faut se délivrer par des rites appropriés.
Une christianisation bien réelle a eu lieu, superposant ou associant un modèle officiel, dont la littérature hagiographique fournit les exemples : la mort des saints, puis celle des preux s’exprime dans l’image du repos dont les gisants sont l’expression figurée. L’Église tente de ramener à elle les morts qu’elle contrôle incomplètement. L’eschatologie impose l’image de l’apocalypse et du jugement dernier collectif, l’alternance tragique des deux lieux – paradis et enfer –, suivant le partage simple qui s’inscrit au tympan des cathédrales. Entre jugement individuel et jugement collectif, on place un troisième lieu (le refrigerium  ou le sein d’Abraham ?), qui serait celui du sommeil ou de l’attente.
À ces deux modèles, on le devine, très enchevêtrés, peu échappent : groupes déviants (bogomiles et cathares), ou représentants d’une sensibilité nouvelle des élites : mort tout humaine de la poésie courtoise ou du poème épique (la mort de Tristan).

La mort au déclin du Moyen Âge

À partir du XIVe siècle, on assiste à un retour, ou à une aggravation des grandes mortalités : 1315, et surtout 1348-1351, lorsque la peste noire ravage l’Occident chrétien et l’Europe tout entière. Dans un contexte où guerres et famines reprennent une agressivité renouvelée, la régression de la population, la baisse de l’espérance de vie sont plus attribuées aujourd’hui au retour des pestes et des mortalités qu’à l’événement cataclysme de 1348 : un malaise de longue durée s’installe pour un siècle au moins.
C’est dans ce contexte que prend place la flambée du macabre qui reste un des traits marquants de la sensibilité collective, telle qu’on peut l’apprécier, tant dans les gestes (les flagellants) que dans l’expression littéraire (sacrée ou profane) et iconographique. Le « transi », figuration réaliste du mort sur les tombeaux, ou les thèmes de la danse macabre sur les fresques murales en sont les expressions les plus spectaculaires.
Au fil de ces images, des mutations importantes interviennent : ainsi la personnification de la mort telle qu’elle s’inscrit dans la série des « triomphes de la mort » italiens du XIVe au XVIe siècle. On peut lire également le discours égalitaire et niveleur des danses macabres comme une ultime résurgence des morts-doubles de la religion « populaire ».
Mais, parallèlement, cette étape témoigne de l’élaboration d’un nouveau discours chrétien de la mort : une sensibilité renforcée à la souffrance et au trépas se crispe sur le Christ de douleur. Inversement, la dévotion à Marie, « notre avocate », ou aux saints intercesseurs, la multiplication des confréries illustrent le réseau des soutiens dont on tient à s’entourer face au péril.
Les représentations collectives de l’au-delà se modifient parallèlement : le purgatoire, où s’effectue le rachat à temps des fautes, devient une notion largement reçue dont la pratique des indulgences n’est que l’expression extrême. La crispation sur le salut individuel devient l’une des expressions majeures de la découverte tragique de la « mort de moi » (P. Ariès). Elle s’exprime par la prolifération des rites et des pratiques autour de la mort : l’essor du testament, la démesure des cortèges et des cérémonies funèbres des grands, l’ampleur des legs, l’emphase du tombeau, et, pour le commun, la place du cimetière ou du charnier (camposanto  italien, ou, en France, charnier des Innocents).

La Renaissance, tournant ou péripétie dans l’histoire de la mort

Dans l’évolution commencée à la fin du Moyen Âge, la Renaissance représente plus qu’une péripétie. Sur le plan de l’histoire démographique, le XVIe siècle, dans ses limites les plus larges, constitue au moins un triomphe momentané de la vie – essor démographique général – mais sans modification du modèle traditionnel de mortalité, toujours scandé par les agressions de la peste. C’est au niveau des sensibilités collectives et des idéologies qu’interviennent les remises en cause essentielles : la contestation populaire du système de la mort christianisée reste vivace encore et apte à nourrir l’expression de l’élite sous la plume subversive d’un Rabelais. C’est dans le cadre de l’humanisme européen que se formule le plus nettement un nouveau discours de la mort, vaincue par le génie, par la gloire ou simplement par l’exaltation de la force et de l’énergie vitale. Certains iront jusqu’à une contestation radicale du discours religieux du salut et de l’au-delà. Plus nombreux dans l’élite sont ceux à qui le pétrarquisme fournira le modèle du dualisme néo-platonicien, séparation de l’âme libérée de la prison mortelle, susceptible de s’intégrer durablement à la vision chrétienne de la mort et du salut.
Sur un autre front, la Réforme protestante représente une contestation aussi radicale de la pratique et des lectures forgées par l’époque précédente : si la peur de la mort, du diable et de la damnation tient une place importante chez les grands réformateurs, elle est surmontée par la certitude du salut des justes (ou des élus) par la foi. La Réforme conteste radicalement la théologie du troi sième lieu, le purgatoire, et de sa traduction dans la pratique des indulgences comme des prières et des œuvres pour les morts, ainsi que de toutes les pratiques qui les accompagnaient.
Dans quelle mesure les gestes et les expressions du quotidien de la mort reflètent-ils ces contestations ? Un certain nombre de traits communs d’évolution subsistent : le reflux du macabre, l’exaltation de l’homme et de son corps dans la pensée et dans l’art de la survie par les mérites et par la gloire reflètent la tonalité propre du temps de l’humanisme. La diffusion de la pratique testamentaire, l’ostentation de l’art funéraire et le développement des pompes funèbres dans les obsèques royales ou princières témoignent pour une tonalité globale. Mais il reste que la Réforme, là où elle triomphe, modifie profondément, pour le commun des mortels, les rites du dernier passage et l’aspect même du cimetière, comme plus profondément sans doute le rapport des vivants à leurs morts.

Le grand cérémonial de la mort à l’âge baroque : 1580-1730

On pourrait parler dans l’histoire de la mort d’un « frisson » collectif du baroque, d’un moment donné entre 1580 et 1630, lorsque cette sensibilité exacerbée triomphe à l’époque du Caravage, des tragédies shakespeariennes, ou de la poésie baroque européenne. Mais le modèle qui prend alors naissance s’impose durablement pour un siècle et demi et plus...
On est tenté de souligner la rencontre de cette étape avec ce que P. Goubert a dénommé le « tragique XVIIe siècle » démographique des crises de mortalité et de la stagnation, voire de la régression des populations, un siècle éprouvé encore continûment, jusqu’aux années 1660 au moins, par les retours meurtriers de la peste.
Dans la pastorale catholique de la Contre-Réforme, mais aussi dans l’attitude réformée, la mort va tenir une place importante, contribuant à la tonalité doloriste de l’époque. La vie dans la pensée de la mort devient l’un des thèmes du discours tenu aux petits comme aux grands par la littérature, la prédication (oraison funèbre ou sermon sur la mort), l’art (« vanités »). Dans le monde catholique se structure le réseau des gestes qu’énumèrent les testaments : sépultures qui tendent à se concentrer dans les églises conventuelles ou paroissiales, cortèges funèbres baroques, ostentation des pompes, du deuil, du tombeau..., multiplicité des demandes de services pour le repos de l’âme. La mort elle-même, chez les grands, devient un cérémonial public, aux fins d’édification... et sans doute plus aussi : à travers l’organisation de ce cérémonial posthume complexe, s’inscrit le dur désir de durer des puissants et de ceux qui le sont moins.
Jamais, pourrait-on dire, la « christianisation » de la mort n’a été si totale ni si englobante. Mais le modèle réformé n’est pas le modèle catholique baroque, même si les convergences l’emportent sur la différence. Surtout, le petit troupeau de ceux qui refusent – rationalistes et libertins – représente sur le territoire même de la mort la continuité de l’esprit qui nie.

Au siècle des Lumières : la mort contestée

Le XVIIIe siècle, dans sa seconde partie surtout, voit la déstructuration de ce système. On ne peut manquer, là encore, de mettre cette évolution en rapport avec les transformations démographiques d’un monde occidental qui connaît alors, pour la première fois, un accroissement irréversible de sa population, sans pour autant que les moyens de lutter contre la mort aient connu de révolution véritable, mais par le recul des crises de mortalité d’« ancien style ».
Pour les gens de ce siècle, la mort a-t-elle changé ? On assiste du moins au tarissement du discours hégémonique des Églises. L’affirmation peut sembler paradoxale : celui du catholicisme reste inchangé jusqu’à la fin du siècle, et au-delà. Par ailleurs, jusqu’en 1750 à peu près en France, plus tard encore dans l’Europe méridionale, le système des pompes baroques autour de la mort se stabilise et parfois s’enrichit. Mais dans les Églises réformées, plus mobiles, on a vu, dès le tournant du XVIIe siècle et du XVIIIe, l’enfer mis en question par des auteurs, religieux ou profanes, qui refusent l’image du dieu vengeur.
Surtout, l’attaque est désormais ouverte : la philosophie des Lumières, dans un mouvement séculaire, conteste âprement un système de la mort qui lui semble relever de l’« imposture des prêtres » et de la mystification. Elle entreprend d’exorciser la mort et l’au-delà chrétiens : qu’elle demeure déiste de Montesquieu à Voltaire ou Rousseau, ou qu’elle s’affirme matérialiste chez les matérialistes français du groupe de Diderot, d’Holbach ou La Mettrie.
Il serait trop simple de traduire uniquement en termes de propagation de l’idéologie des Lumières la modification des attitudes collectives devant la mort dans la seconde partie du siècle : le reflux des pratiques de la dévotion baroque et le repli des clauses pieuses des testaments sont indices sans doute d’une déchristianisation qui sort du cadre restreint des élites. Mais, plus secrètement et plus profondément, le rapport des hommes à la mort a changé : en témoigne ce mouvement général qui, à partir de 1760 ou 1770, place « les morts en exil » (P. Ariès), les chassant des églises qu’ils avaient colonisées, pour les ensevelir dans des cimetières excentrés par rapport aux villes. Dans une dialectique qui ne se réduit pas à des explications simples, le crépuscule des Lumières voit resurgir sous d’autres formes les morts qu’on a voulu exorciser : poésie crépusculaire ou des tombeaux, roman noir, théâtre sadien de la cruauté en témoignent.

Certitudes et inquiétudes : la mort bourgeoise au XIXe siècle

Le XIXe siècle est celui des premières grandes victoires décisives contre la mort : la révolution pastorienne et les progrès de la science, pour la première fois, matérialisent la prise en main par les hommes de leurs destinées. Mais cette révolution est relativement tardive : la première moitié du siècle, si elle voit un recul limité des taux de mortalité – par somme de progrès ponctuels –, est aussi l’époque de la mort cruelle des cités touchées par l’industrialisation et l’urbanisation du premier capitalisme : c’est l’âge de la phtisie. Une victoire donc qui se fait attendre : mais systèmes, attitudes et sensibilités collectives n’ont pas attendu.
Le discours en forme sur la mort n’est plus unanime : celui des Églises, pour l’essentiel inchangé, répond encore aux interrogations d’une grande majorité des hommes – dans les campagnes et même dans les villes, cependant lieux des premiers abandons massifs. Mais il n’est plus seul, ni même réellement hégémonique : les discours de la science et des philosophies positives contestent la révélation et proposent de nouvelles certitudes.
À fleur de peau, au niveau des sensibilités collectives, l’âge romantique exprime au rang de ses idées clés une crispation collective sur la mort, qu’il drape souvent dans le langage des nouvelles mystiques du temps. En profondeur, s’y inscrit le tournant, commencé dès 1750, où Philippe Ariès a voulu voir le passage de « la mort de moi » (ou l’angoisse égoïste sur le salut personnel) à « la mort de toi », irremplaçable objet aimé.
À ce titre, la sensibilité romantique reflète un des aspects majeurs de ce qu’on a abusivement appelé le « nouveau culte des morts » du XIXe siècle, dont les traits se dessinent : ainsi la reprise en main par la famille (bourgeoise ou non) de la mort, dans le cadre d’une affectivité renforcée. Le lieu privilégié étant les nouveaux cimetières, « villes des morts », où se concentre le culte du souvenir dans la pensée des vivants, dont se dotent d’abord les grandes villes européennes. Le thème du « nous nous reverrons » cherche par ailleurs des supports dans les mystiques ou idéologies de contrebande (spiritisme et autres).
Le souvenir dans la mémoire collective s’exaltera en s’associant aux idéologies nouvelles de la patrie et de l’État : statues sur les places publiques, plaques aux coins des rues, monuments commémoratifs des guerres nationales, depuis le début du siècle en Allemagne, et surtout à partir des années soixante-dix (États-Unis, France, Allemagne...). Ils trouveront leur apogée dans les monuments aux morts de la guerre de 1914, traduction massive des nouveaux cultes civiques, dont les obsèques des grands hommes (Victor Hugo) sont aussi un reflet.
À mesure que l’on avance dans le siècle, l’affirmation des certitudes bourgeoises se nuance en contrepoint des retours agressifs de la pulsion de mort : après le romantisme noir, des symbolistes aux décadents, ce qu’on appelle la Belle Époque est hantée de phantasmes morbides, reflet visible d’un malaise de société.

Le XXe siècle ou la mort en question

Dans l’histoire de la mort, le XXe siècle se présente dans toute son ambiguïté : à la fois triomphe de la vie au regard des tests démographiques (taux de mortalité égaux ou inférieurs à 10 p. 1 000, espérance de vie supérieure à soixante-dix ans...), et en même temps lieu des hécatombes périodiques des guerres mondiales, réapparition d’une angoisse collective souvent larvée, parfois déchaînée.
À cette situation nouvelle correspond la fin des certitudes les plus enracinées : la déchristianisation et plus largement la désacralisation du dernier passage, limitée dans la première partie du siècle, s’accentue à partir des années 1960, tant pour des raisons techniques (mort hospitalière, commercialisation des pompes funèbres...) qu’idéologiques. Mais les autres systèmes d’explication de la mort voient les certitudes sereines de l’âge positiviste altérées ou remises en question par les retours de l’irrationalisme contemporain.
Au niveau des stratégies « sur le terrain », le monde occidental a adopté, à partir des États-Unis et du monde anglo-saxon où il a pris naissance, le modèle du tabou sur la mort, relayant l’ancien tabou sur le sexe. Mort escamotée par une société qui refuse de la voir en face.
Depuis les années soixante, un mouvement inverse de redécouverte de la mort se dessine qui s’exprime dans le discours de ceux qui sont désormais investis de la charge de parler de la mort (psychologues, sociologues, médecins, historiens). Mais aussi une sensibilité collective diffuse conteste les traits du modèle actuellement dominant, à partir d’un certain nombre de thèmes (euthanasie, acharnement thérapeutique, pouvoir médical). Il est trop tôt pour dire si cette tendance exprime une simple péripétie, ou un tournant véritable.

Sociologie de la mort.



Étudier d’un point de vue anthropologique les questions relatives à la mort, c’est essayer d’esquisser les grandes lignes des comportements des hommes face à la mort, au cours des âges et dans les principales aires culturelles de l’humanité.
Le présent article n’examinera cependant pas le cas des sociétés préhistoriques sur lesquelles, au fond, on ne connaît que peu de choses certaines. De même, laissant de côté les attitudes individuelles, il se situera, à la fois diachroniquement et synchroniquement, à deux niveaux :
·         Celui des types de comportements ethniques ou nationaux réglés par la coutume, inspirés par les croyances, ordonnés par le contrôle social. À l’évolution dans le temps s’ajoute la disparité dans l’espace : c’est ainsi qu’à Madagascar les Merina manifestent une grande intimité avec les morts, que les tribus de la côte est excluent les défunts de la communauté et bannissent même leur souvenir et que les pêcheurs Vezo de la côte ouest défendent une position intermédiaire.
·         Celui des systèmes philosophiques et religieux nécessairement moins nombreux que les types de comportements, mais qui, simultanément, les expriment et les justifient. À cet effet, on pourrait distinguer trois périodes inégalement actualisées selon les aires de civilisation : celle de la pensée « archaïque » (faute d’un terme meilleur) ou des sociétés sans machinisme ; celle des grandes religions monothéistes ; enfin, la période moderne où la laïcisation, l’urbanisation et l’industrialisation deviennent des faits majeurs et des idées-forces. Mais, par-delà les différences qu’on peut rencontrer, un certain nombre d’archétypes universels semblent devoir s’imposer.
Les groupes humains, même les plus « archaïques », n’ont pas manqué d’être frappés par la brutalité et l’inévitabilité de la mort. Néanmoins, la conscience collective, s’emparant des réalités perçues ou vécues, les insère en des complexes imaginaires, parfois d’une étonnante originalité. C’est ainsi que la mort a pu être rapprochée du sommeil, de l’évanouissement, de la possession, du cauchemar, de la maladie mentale (sociétés primitives) ou transformée en technique de libération (civilisation de l’Inde), voire de rédemption (christianisme), ou définie comme un moment nécessaire du cycle de la vie « magiquement enraciné dans une éternité de représentation » (mythe de l’éternel retour des stoïciens, des Chaldéens, des Indiens d’Amérique).
En Occident, aujourd’hui, malgré l’apport du christianisme et les consolations qu’en retirent les adeptes, la mort est vécue avant tout comme destruction : avec elle, l’être devient non-être ; par elle, la présence se mue en absence. À l’inverse, il n’est rien de tel aux yeux du brahmane ou du bouddhiste, pour qui mourir c’est quitter l’apparence illusoire des êtres et des choses afin de retrouver la solidité de l’Un-Tout ; rien de tel non plus en Afrique animiste, où les morts continuent fréquemment d’exister avec les vivants qui les cajolent, les nourrissent, les invoquent ; rien de tel enfin dans la très ancienne Égypte, en Inde (chez les Gonds notamment), en Nouvelle-Guinée où les défunts sont enterrés dans la maison des vivants.
Partout dans le monde, le défunt a été l’objet d’attentions particulières ; même l’abandon du cadavre aux animaux avait une signification rituelle en Mongolie, chez les nomades du Tibet. Il y a, tout d’abord, la toilette des morts, quasi universellement connue. Ainsi, les musulmans pratiquent trois opérations essentielles : le ghusl  (ou toilette proprement dite), le kafn  (ou mise en linceul), le tahnit  (ou embaumement), souvent réalisées par les femmes (association symbolique avec la toilette du nouveau-né). Puis, les attitudes face à la décomposition dont on sait qu’elle est source, le plus souvent, d’horreur, voire d’épouvante ; là est l’origine des multiples rites de la séparation (interdit à propos des deuilleurs, mise à l’écart ou destruction des objets ayant appartenu au défunt, tabou des noms). Tantôt on s’efforce de supprimer la décomposition : crémation  du cadavre avec conservation des cendres (columbaria des Romains, urnes funèbres des Zapotèques au Mexique) ou avec dispersion des cendres (Koriaks de Sibérie ; en Inde, les ghat , ou bûchers, répartis selon les castes, sont placés près des cours d’eau, voire de la mer où les cendres seront jetées) ; actes d’endocannibalisme  direct (nécrophagie rituelle des Indiens d’Amérique ou des Négro-Africains) ou indirect (Otto Rank a montré que l’abandon des cadavres aux vautours en Inde, aux chiens au Tibet et en Sibérie, aux hyènes en Afrique, n’est qu’un transfert du cannibalisme des funérailles) ; enfin embaumement  et momification  (ancienne Égypte, Indiens du Pérou, Navahos). Parfois, on se contente de la décomposition naturelle : tours de silence de l’Inde, ensevelissement (Chine, Europe et Amérique contemporaines, pays sémites, Méditerranée classique). Les tombes sont alors d’une infinie variété : tumuli, pyramides, grottes funéraires naturelles ou creusées, paniers ou nattes dans les arbres (en Afrique surtout), maisons ordinaires, etc. Toutefois, le stade du pourrissement étant foyer d’anomie et d’impureté, on saisit pourquoi, d’une part, on s’efforce de l’accélérer (exposition au soleil, au feu), de le retarder (onctions ou frictions), de s’en préserver (isolement du cadavre), et pourquoi, d’autre part, des êtres « asociaux » (sorciers, criminels) sont privés de funérailles et deviendront des mânes errants, des fantômes inconsolables, des morts obsédants ou des vampires.
Certaines professions semblent liées directement à la mort. En Chine, par exemple, les funérailles réunissaient les géomanciens en quête de lieux fastes pour les tombes, les fabricants de catafalques et de bières, les comédiens, les artificiers, les artisans qui façonnaient les tablettes des morts et les figurines de papier ; dans l’ancienne Rome, les libitinaires lavaient les corps et fournissaient chanteuses, pleureuses, musiciens et gladiateurs ; le Tibet avait ses dépeceurs de chair, la Thaïlande ses incinérateurs patentés, l’Égypte ses constructeurs de tombeaux, comme la société d’aujourd’hui a ses employés des pompes funèbres. Il va sans dire que les riches et les pauvres, les nobles et les gens de la plèbe, les castes supérieures et les castes inférieures n’accèdent pas au même faste funéraire.
Cette étude insistera plus spécialement sur les moyens mis en œuvre par les sociétés pour lutter contre les effets dissolvants de la mort.

1.      Les conduites rassurantes

Les attitudes symboliques

On a remarqué, et cela de façon quasi générale chez les populations sans machinisme, que les cérémonies sont plus rapprochées dans la période où le chagrin est le plus intense : les gens du lignage se réunissent pour boire, manger, chanter les louanges du disparu, ce qui constitue une manière de prolonger son existence ici-bas. Des sacrifices sont alors offerts pour engager l’âme du mort à passer dans le « monde des esprits » (l’inconscient ?) sans causer d’ennuis ; il faut bien qu’après les derniers honneurs le défunt chargé de cadeaux se résolve à accomplir son destin post mortem.  Ce qui frappe, en tout cela, c’est l’effort de « présentification » du disparu. Ainsi, le mort préside parfois ses propres funérailles, revêtu de ses plus beaux habits, majestueusement assis et donnant l’impression d’être encore vivant. Ne faut-il pas voir dans cette coutume un mécanisme de dépassement de la mort, un moyen conçu par le groupe pour agir contre le chagrin ?
D’autres comportements visent le même but. Il arrive, en effet, notamment chez les Mossi (Burkina Faso), qu’un parent de la personne décédée, une femme de préférence, revête les oripeaux du mort, imite ses gestes, sa manière de parler, ses disgrâces physiques, porte éventuellement sa canne ou sa lance ; les enfants du défunt l’appelleront « père », les épouses « mari ». Les Yoruba (Nigeria) connaissent une coutume dans laquelle un homme masqué représente le défunt, rassure les vivants sur son nouvel état et leur promet une abondante progéniture. Il y a bien là des procédés de reniement ou d’incorporation qui protègent contre l’extinction de la personnalité, car la mort, évidemment, s’attache toujours à l’individu ; ils permettront au groupe de recouvrer son unité et sa stabilité un instant perturbées. Le culte des reliques s’inscrit dans une telle finalité : il s’agit, le plus souvent, soit d’objets ayant appartenu au défunt (les armes plus spécialement), soit de symboles susceptibles de provoquer une présence, soit d’ossements.
Les rites de conjuration du chagrin prennent parfois une forme inattendue dont le but principal est de fournir une progéniture au mort. De fait, chez les Nuer (Soudan), chez certains groupes bantu et quelques populations du Burkina Faso et du Bénin, si le défunt n’a pas d’enfant, un membre de sa famille, son frère de préférence, s’accouple avec une femme quelconque, le plus souvent avec la veuve (« mariage fantôme ») ; les enfants qui naîtront de cette union appartiendront effectivement au défunt (« père », mais non géniteur), continueront son existence ici-bas, le « rassureront » dans sa vie future. Il en va de même si le mort est une femme : son époux entretiendra des relations sexuelles avec une sœur de la défunte ; les enfants qui viendront au monde auront la morte comme « mère », tandis que la génitrice se cantonnera dans son rôle de tante maternelle ; en aucun cas il ne s’agit de mariage effectif comme cela se produit dans le lévirat et le sororat. Il faut voir dans cette coutume non seulement un moyen d’honorer le mort, mais aussi et surtout un procédé pour lui assurer des enfants qui sacrifieront à son intention, sinon les risques de ne pouvoir devenir ancêtre sont grands.
Vis-à-vis du mort, deux attitudes restent concevables. Les pleurs, tout d’abord, à condition qu’il soit obéi à des canons culturels précis ; il n’est pas permis à quiconque de manifester ostensiblement sa douleur et sous n’importe quelle forme. D’où l’existence des pleureuses, ces « fonctionnaires de la tristesse », si nombreuses chez les Juifs de l’Ancien Testament, chez les Indiens du Pérou et surtout en Afrique noire (vociférations chez les Bambara du Mali et les Sara du Tchad). L’autre procédé, qu’on rencontre chez divers Indiens d’Amérique latine et dans l’Afrique animiste, s’adresse moins au mort qu’à la mort. Il s’agit de manifester son mépris ou son indifférence moqueuse : d’où, par exemple, les actions parodiques au cours des funérailles, les comportements burlesques, les accoutrements ridicules, les cris joyeux.

Les phénomènes de participation

Parmi les modes de relations privilégiées entre les défunts récents et les vivants conçues par l’imagination pour lutter contre l’action perturbatrice de la mort, les phénomènes de participation – réelle ou symbolique – occupent une place de choix, comme les faits de possession et la réincarnation.

La possession

Si le chamanisme, ou voyage mystique de l’âme qui rivalise avec les dieux, caractérise avant tout les populations mongoliques et amérindiennes, la possession est plus spécialement africaine. On peut y déceler deux types principaux. Le premier voit le sujet envahi par une puissance hostile, dangereuse, qu’il faut rejeter par exorcisme ou simplement neutraliser. Ainsi les Thonga (Afrique du Sud) craignent-ils d’être possédés par les « esprits ancestraux » des Zulu, leurs voisins. La maladie, et notamment la maladie mentale, a souvent une telle origine. Le second, au contraire, procède de l’épiphanie, la puissance qui possède, exalte et enrichit le possédé tandis que l’exorcisme cède la place à l’adorcisme, fait qu’il est loisible de retrouver chez les Songhay (Niger), les Yoruba (Nigeria), les Éthiopiens de Gondar.
Certes, les deux formes s’expriment souvent – du moins avant l’intervention du groupe social qui extirpe l’âme étrangère (premier cas) ou consacre sa présence (deuxième cas) – par des comportements semblables (désordres psychomoteurs, hystérie, catalepsie, hébétude, mutité ou loghorrée, etc.) et, dans les deux situations, la collectivité se sent également concernée tant il est vrai que le bien et le mal ne s’attachent que rarement à l’individu isolé. Toutefois, théologiquement, la distinction est importante. L’adjonction d’une âme nouvelle provoque la désorganisation totale ou partielle de la personnalité dans la « possession maléfique », mais accélère sa promotion, la vivifie dans la « possession bénéfique ».
La possession avec ou sans transe, qu’elle soit attitude mystique, technique thérapeutique (selon le schéma : possession X exorcisme X fixation du génie dans un autel X adorcisme) ou pure théâtralité, déborde le domaine ici étudié, puisque l’individu « habité » ou « monté », comme disent les Hausa (Niger), peut l’être par une autre entité que le défunt.

La réincarnation

La croyance en la réincarnation des défunts est admise par de nombreuses religions « orientales » (orphites de l’ancienne Égypte, pythagoriciens, manichéens, certains néo-platoniciens) et asiatiques (brahmanistes) ; elle joue encore, en Afrique noire, un rôle prépondérant. En effet, « les morts récents ont tendance à renaître dans leurs petits-enfants à la différence des ancêtres fondateurs, dont la place symbolique est fortement marquée à la base du code ou de la loi commune, ces morts-renaissants reflètent plus directement une dénégation de la mort. Une dénégation, c’est-à-dire une façon de faire « comme si » la mort n’existait pas pour la famille. Dans cette famille immortelle, l’individualité ne serait, à la limite, qu’un accident de l’espèce » (M. C. et E. Ortigues). Qu’elle soit symbolique (c’est-à-dire nominale) ou réelle (ontologique), la réincarnation a pour fin majeure d’assurer à la fois, malgré les interruptions de la mort, la continuité de la vie sociale, son renouvellement (le re-naissant n’est que très exceptionnellement la reproduction de ce qu’il était) et son éventuel enrichissement (puisque le nouveau-né a une force vitale supérieure à celle du vieillard). Elle permet, en outre, de rattacher plus intimement le monde d’ici-bas à celui de l’au-delà, d’autant que le même sujet se réincarne, la plupart du temps, plusieurs fois, voire indéfiniment. Chez les Ashanti du Ghana, c’est le « sang » qui renaît dans la lignée utérine, tandis que le « principe masculin » rejoint les ancêtres et que l’« âme » retourne au Créateur. Chez les Kikuyu du Kenya, seule l’âme « collective » qui participe du phylum social se réincarne, tandis que l’autre âme se tourne vers les ancêtres.
On peut rattacher à la réincarnation les faits de métempsycose (ou réincarnation ouverte sur les animaux, voire les plantes). Faut-il voir, dans cette union homme-animal, la preuve d’une étroite affinité qui caractériserait tous les vivants humains et non humains ? C’est possible. Toutefois, la réincarnation dans un animal apparaît tantôt comme une punition, tantôt comme un temps de purification, ou tout simplement comme une technique de « présentification » du défunt aux vivants.

Le culte des ancêtres

On ne doit pas mettre sur le même plan le culte des ancêtres – activité rituelle, canonique, réglée par la liturgie, authentique institution – et le sentiment de la présence des morts, singulièrement des êtres récemment décédés. Même si le défunt ne possède pas d’autel, même si l’on ne sacrifie pas sur son crâne, il reste souvent présent : il peuple les rêves des survivants. Les morts sont alors tenus pour des vivants d’un genre particulier avec qui il faut compter ou composer et avec qui on s’efforce d’avoir des relations de bon voisinage ; on ne saurait, à ce niveau, parler de religion stricto sensu.  De même, il importe de séparer, d’une part, le culte des morts – respect serait un mot plus juste –, qui se manifeste notamment par les conduites de maternage lors des funérailles, le soin accordé aux reliques, éventuellement support d’un rite authentique, voire les diverses techniques pour écarter les mânes encombrants, et, d’autre part, le culte des ancêtres proprement dit. Cette attitude, cette fois clairement religieuse, vis-à-vis des morts « se fonde sur l’idée tout à fait juste que l’homme est un élément du divin, qu’il soit fait à l’image de Dieu, ou qu’il ait reçu de la divinité une entité spirituelle qui est sa véritable substance vitale, ou encore qu’il descende directement de la divinité par la chaîne de ses ancêtres et participe au divin par le miracle de la génération et de la naissance. Ce sentiment d’un lien entre la divinité et l’homme mène logiquement à certaines croyances concernant les relations entre les vivants et les morts » (A. E. Jensen).
Le culte des ancêtres est la plus antique religion pratiquée par les Chinois. Mille ans avant notre ère, alors que les tisserands jouaient un rôle social prépondérant (la femme possédait la maison, le mari était avant tout un gendre), seuls pouvaient se réincarner les ancêtres maternels à qui se destinait le culte. Quand, ultérieurement, les forgerons s’imposèrent, une mutation profonde s’effectua au bénéfice des ancêtres paternels dont on célèbre toujours le souvenir par des tablettes placées sur leurs autels : les offrandes sont déposées par le patriarche du groupe familial. L’ancêtre reste le modèle à suivre et, chaque fois qu’un vivant accomplit un exploit, c’est l’ancêtre qu’on décore. Enfin, tout homme s’efforce d’avoir de nombreux enfants afin, quand il aura rejoint les défunts, d’être honoré comme il se doit (M. Granet, 1929). Le shintoïsme, ou religion traditionnelle du Japonais, accorde une place de choix aux kami , ou esprits des défunts. De fait, les kami  de la famille, du clan, du village et de la nation (esprit des ancêtres de l’empereur) peuplent le ciel, les arbres, les pierres (nature), les outils aratoires, les instruments de cuisine (culture) ; ils président aux joies et aux peines de leurs successeurs, ils les récompensent et les châtient éventuellement ; en revanche, ils ont besoin des hommes qui facilitent leur existence (offrande d’une épée aux guerriers, d’un miroir aux femmes). Les plus illustres des kami  ou, du moins, les plus puissants accèdent au rang des divinités et sont l’objet de cultes directs. De même, les Israélites de l’époque primitive pensaient que leurs morts vivaient dans le sheol , où ils s’intéressaient au sort de leurs enfants et petits-enfants : Jérémie évoquera encore, sur le lieu de la sépulture de Rachel, « ses pleurs amers » (Jérémie, XXXI, 15). Les Hébreux nomades – par opposition aux sédentaires qui rendaient le culte aux baals  – vénéraient les elohim , c’est-à-dire les esprits des morts doués de pouvoir surhumain et de savoir étendu. Sans se réduire, comme on l’a cru, à l’« ancestrolâtrie », ni même à l’« ancestrisme », l’animisme négro-africain revêt une réelle importance : soit qu’on évoque les morts de manière anonyme et collective (ancêtres lointains) ou qu’on les interpelle en les nommant (ancêtres immédiats, ancêtres mythiques divinisés pouvant être le premier homme, le démiurge ou le moniteur associé à Dieu dans l’acte créateur, un ancêtre tribal accédant au panthéon) ; soit que le culte s’adresse à l’ancêtre comme fin unique (nombreux Bantu, Kabre du Togo, Zulu d’Afrique du Sud), ou à Dieu par la médiation de l’ancêtre (Ba Kongo de l’Inkisi, Bwa du Burkina Faso, Sérer du Sénégal), ou au Génie, c’est-à-dire à la divinité seconde créée par Dieu pour le bénéfice de l’homme, par le truchement de l’ancêtre (Diola) ; soit qu’il s’agisse seulement d’invocations verbales, de cérémonies sacramentelles ou d’offrandes simples, individuelles ou familiales, avec ou sans effusion sanglante ; soit que l’homme seul détienne le couteau du sacrifice ou que la femme puisse participer au rite, éventualité assez rare, il est vrai ; soit, enfin, qu’on rende le culte sur un autel, sur une tombe, sur une pierre levée, sur un reliquaire, en un lieu déterminé de la brousse, en n’importe quel endroit.

2.      Les croyances apaisantes

Mort-apparence et mort-renaissance

Un des procédés les plus efficaces pour contester les effets annihilants de la mort est d’en faire une néantisation de l’apparence sensible seulement, c’est-à-dire de l’individu. La mort devient alors la médiation de l’individu vers le collectif, considéré dans ce qu’il a de plus solide, la communauté des ancêtres. On pourrait même, dans une perspective de psychanalyse jungienne, se demander si la communauté des ancêtres ne serait pas la forme transcendée, hypostasiée, de la conscience du groupe, une projection dans l’utopie (monde idéal) du désir qu’a le groupe de perdurer sans fin. Encore qu’il faille, à ce niveau, reprendre la distinction entre les ancêtres récents, toujours nommés, susceptibles de se réincarner ou de renaître dans leurs petits-enfants, et les ancêtres lointains, généralement anonymes, si l’on excepte les grands fondateurs. Les « morts-renaissants » reflètent plus directement une dénégation de la mort.
Ainsi entendue, la mort se définit comme transition, passage, changement d’état ; elle est encore épreuve initiatique  (pour le défunt qui, cheminant dans l’au-delà, doit vaincre des difficultés multiples et s’efforcer de mériter son statut d’ancêtre) ou, si l’on préfère, renaissance ; enfin, elle devient condition de renouvellement (le vieillard impotent pourra se réincarner dans un enfant) et source de fécondité (mort rituelle de l’animal à fin religieuse ; sacrifice humain, crucifixion du Christ). Tant il est vrai que nous sommes, comme l’a montré Jung, en présence d’un archétype universel qui structure la pensée archaïque (Malaisie, Polynésie, Amérique indienne, Eskimo), hante la conscience onirique, enrichit la création littéraire ou artistique (thèse de M. Guiomar) et donne un sens aux pratiques de l’occultisme, du spiritisme et de la liturgie chrétienne d’aujourd’hui.

De la mort-négation à la négation de la mort

La mort, en tant que négation totale de l’être, n’était pas ignorée des populations archaïques qui, toutefois, semblaient y voir une sanction, la plus grave de toutes. Elle frappait soit des individus coupables par exemple de sorcellerie, soit des sujets qui avaient subi une « mauvaise mort », c’est-à-dire une mort non conforme aux exigences de la coutume (mort par noyade ou par l’effet de la foudre, et, notamment en Afrique, mort d’une femme en couches), soit les personnes qui, n’ayant pas d’enfant pour sacrifier après leur décès, ne sont pas parvenues à intégrer le monde des anciens (Afrique, Chine, Insulinde), voire, enfin, les individus des classes inférieures (ancienne Égypte). Il importe, toutefois, de ne pas confondre absence de demeure des morts avec mort-annihilation : en effet, si les Kamba du Kenya abandonnent les cadavres, ils n’en croient pas moins que les esprits des défunts s’installent dans les figuiers sauvages, et l’on ne manque pas, le cas échéant, de les y honorer ; il arrive même qu’on leur construise de minuscules huttes afin qu’ils puissent échapper aux intempéries.
De la mort, négation intégrale de l’être, à la négation de la mort, il n’y avait qu’un pas que certains penseurs de l’Antiquité occidentale ont franchi. Aucune philosophie n’a poussé aussi loin que celle d’Épicure la négation de la mort puisque, pour lui, la mort n’est rien. Réunissant le matérialisme de Démocrite et l’hylozoïsme, Épicure réduit l’univers à une collection d’atomes indivisibles et éternels, mais différents de taille et de poids. L’âme humaine, qui n’est rien d’autre qu’une rencontre fortuite d’atomes plutôt ronds et siégeant dans la poitrine, ne saurait donc, tout comme le corps, prétendre à une quelconque immortalité. Second point important, la crainte de la mort est injustifiée : « Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation consciente de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée mais nous ôte, au contraire, le désir d’immortalité [...]. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons, la mort n’est pas et que, lorsque la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus » (lettre à Ménécée). Ainsi, tout cesse avec la mort, et la crainte de l’au-delà n’est donc qu’une vaine crainte. On a pu dire d’Épicure que non seulement il avait atomisé le cosmos, mais encore qu’il avait néantisé la mort : « La mort est un fantôme, dira plus tard Feuerbach, une chimère puisqu’elle n’existe que quand elle n’existe pas » (L. Feuerbach, Mort et immortalité ).

Dédramatisation de la mort

Attitude philosophique, certes, mais qui ne manque pas de se manifester dans le comportement, la dédramatisation de la mort fut hautement illustrée dans l’Antiquité. N’est-ce pas la position de Socrate qui choisit de mourir en absorbant le poison pour convaincre ses disciples que la mort n’a rien de redoutable : « Je crois aux dieux athéniens, comme n’y croit aucun de mes accusateurs. Et puisque Dieu existe, il ne peut arriver rien de mal à l’homme juste ni pendant sa vie, ni après sa mort » (Platon, Apologie de Socrate , 35 d). N’est-ce pas plus encore le point de vue des stoïciens ? Pour Sénèque, par exemple, l’existence d’ici-bas n’est qu’une propédeutique pour l’au-delà : « Comme le sein maternel qui nous porte neuf mois ne nous forme pas pour l’habiter toujours, mais bien pour ce monde, où il nous dépose assez forts déjà pour respirer l’air et souffrir les impressions du dehors, ainsi le temps qui s’écoule de l’enfance à la vieillesse nous mûrit pour une seconde naissance. Une autre origine, un monde nouveau nous attend. » La mort, pas plus que la naissance, ne doit nous épouvanter ; elle n’est rien d’autre que la naissance à l’éternité. « Abandonne de bonne grâce des membres désormais inutiles, dis adieu à ce corps que tu fus si longtemps sans habiter [...]. Voici venir le jour où tomberont les voiles, où tu seras tiré de ton immonde et infecte demeure » (in M. Hadas, The Stoic Philosophy of Seneca , 102e lettre).

De l’« amortalité » à l’immortalité

La mort n’étant qu’exceptionnellement destruction totale de l’être, la croyance en la perdurabilité de la personne (ou plutôt de ses constituants privilégiés) semble fort répandue. Cette « amortalité », que Frazer appréhende comme « la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle », n’est généralement conçue par les populations sans machinisme que sur le modèle de la vie présente. Les morts, dans l’au-delà, mangent, boivent, éprouvent des sentiments, sont capables de passions et même se reproduisent ! C’est que la mort se définit, répétons-le, comme un passage, une transition, « une sorte de vie qui prolonge, d’une façon ou d’une autre, la vie individuelle. Elle est, selon cette perspective, non pas une idée, mais une image, comme dirait Bachelard, une métaphore de la vie, un mythe si l’on veut » (E. Morin). Cette croyance se retrouve tout particulièrement en Afrique noire animiste : âmes ou fragments d’âmes, principe vital, doubles sont susceptibles, en effet, d’amortalité, se conservent selon des modalités extrêmement diverses et peuvent entretenir avec le vivant des rapports multiples autant que variés. Toutefois, il semble qu’on soit en présence d’une croyance universelle : ka  des Égyptiens, eidolon  des Grecs, genius  des Romains, rephaim  des Hébreux, frevoli  des anciens Perses, corps astral des spirites modernes, représentent des éléments qui échappent à la destruction.
L’humanité, toutefois, a connu, en des périodes différentes selon les sociétés ou les aires de civilisation, une profonde mutation. Tout d’abord, le monde des vivants et celui des défunts se différencient plus nettement dans l’espace (localisation des morts), dans les modalités de vie (les défunts perdent certains traits anthropomorphes) et dans les rapports (les manifestations des morts se font plus discrètes). Ensuite, certains défunts privilégiés (fondateurs de clans, chefs) parviennent à l’état de grands ancêtres, puis de héros civilisateurs ou de démiurges, enfin de divinités proprement dites, créatrices, omnipotentes qui ne sont jamais nées et ne mourront jamais. Enfin, le « double » s’intériorise, se spiritualise et devient une âme immortelle. C’est ainsi qu’on peut lire au-dessus du sarcophage de Séti Ier, à Thèbes, ces deux mots gravés : « Résurrection, Éternité ».
Nulle part peut-être plus qu’en Égypte le droit à l’immortalité n’a été reconnu aux hommes avec autant de foi et de conviction. D’abord réservé aux seuls pharaons, il fut, peu avant l’an 2000, reconnu à tous les Égyptiens. Non seulement l’âme (ba ), mais encore le double (ka ), qui semble constituer ce qu’il y a de plus profond dans la personnalité de l’individu tout en étant l’émanation d’un ka  familial (on y a vu l’individualisation du Mana ), ne sont pas détruits par la mort. Cette foi en l’immortalité explique probablement le soin minutieux apporté à la conservation du corps qui, en aucun cas, ne saurait être mutilé : d’où les techniques d’embaumement et de momification, d’où son dépôt dans la « maison d’éternité » avec des aliments, des parures, des figurines en ronde bosse (concubines, esclaves, uchebti  devant éventuellement effectuer les travaux difficiles qu’imposerait la divinité). Le nom du défunt (qui fait aussi partie de sa personne) est gravé sur le monument funéraire, ce qui permet aux prêtres et aux passants d’évoquer le disparu, tandis qu’un hiéroglyphe (oiseau avec une tête humaine) rappelle l’âme du défunt qui vole près du soleil, séjourne dans des oasis, ou réside sous terre. Les mythes eux-mêmes aident à mieux comprendre cette volonté de survivre et cette confiance illimitée en la vie plus forte que la mort.
La philosophie grecque, à son tour, a fait de l’immortalité de l’âme une idée-force de ses systèmes : le Phédon  et le Phèdre  de Platon sont parmi les plus remarquables hymnes à la gloire de l’âme qui ne saurait périr. On connaît, d’un autre côté, le précepte bouddhiste : « L’homme n’est pas comme la banane un fruit sans noyau, son corps contient une âme immortelle. » Les défunts ne sont-ils pas, pour les Kabyles, les ilakherten , c’est-à-dire les « gens de l’éternité » ? Enfin, il suffit de rappeler de quelle façon les philosophes spiritualistes et les religions de salut (islam, christianisme surtout) ont développé et approfondi la croyance en l’immortalité de l’âme, en y ajoutant une notion neuve, celle de résurrection.

La résurrection des morts, médiation pour la vraie vie

L’animisme des sociétés archaïques, a-t-on dit, s’efforce de nier la mort en affirmant qu’elle est privation existentielle – et l’existence est alors celle de l’individu – plutôt que négation essentielle : destruction du tout apparent qu’est le moi, mais jamais destruction de tout. Pour les Noirs d’Afrique, par exemple, « la vie, au sens le plus fort, n’est pas individuelle ou dérivée et la mort joue sur la manifestation secondaire, l’individu » (R. Jaulin).
Tout autre est la position des philosophes et des théologies résolument personnalistes. Dans l’impossibilité où elles se trouvent d’oublier la mort et ses effets annihilants, il ne leur restait plus qu’une seule éventualité, la résurrection : « Vos morts vivront, leurs corps ressusciteront », prophétisait Isaïe. La résurrection des morts n’est-elle pas la plus consolante de toutes les croyances puisqu’elle réhabilite le corps et l’associe au destin de l’âme ? Comme l’écrivait Pascal au sujet de la mort de son père (lettre à sa sœur Gilberte, 1er oct. 1651) : « Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c’est-à-dire avec l’espérance [...] puisque c’est le privilège spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit. » C’est pourquoi les élus, après le Jugement dernier, auront un corps resplendissant, car ce qui a été ici-bas un tabernacle vivant ne saurait disparaître à tout jamais. Certes, l’épreuve de la mort est douloureuse, voire effroyable, mais les chrétiens ont de quoi surmonter la crainte qu’elle inspire. Car, dit encore Pascal, « sans Jésus, la mort est abominable, mais avec lui c’est une chose sainte, douce et joyeuse pour le véritable croyant ». Si mourir revient à estimer ce qu’on perd ou la perte qu’on fait, l’animal meurt moins que l’homme et la plante moins que l’animal. Si l’estimation s’effectue à partir de ce qu’on gagne, rien ne meurt moins que l’homme. Cette réduction au non-être qu’est la mort devient le moyen adéquat de racheter le paradis perdu par la médiation de la mort du Christ (mort féconde par excellence), car celle-ci est « l’action totale de la vie du Christ, l’action décisive de sa liberté, la pleine intégration de son temps total dans son éternité humaine ». De la sorte, la mort reste simultanément « le sommet de l’extrême impuissance de l’homme » et « la plus haute action de l’homme » (K. Rahner, cité par E. L. Gaboriau). Le péché a introduit la mort, mais la rédemption (mort féconde) permet de la transcender, et la mort devient la transition nécessaire pour atteindre le salut authentique, qui est la vision de Dieu.
Le thème de la résurrection des corps qui seront accompagnés des arrouah  (sing., ruh ), ou « souffles subtils », constitue également une idée maîtresse de l’islam : là encore, le retour (ma‘ad ) supposera, lors du Jugement dernier, la reddition des comptes (hisab ) et la pesée (mizan ) des actions humaines : « Qui aura accompli le poids d’un atome de bien le verra ; qui aura accompli le poids d’un atome de mal le verra » (Coran, IC, 7-8). Croyants et incroyants devront passer sur le pont du Sirat, « fin comme un cheveu et tranchant comme un sabre » (hadith ), jeté sur la partie supérieure de l’enfer : Dieu aidera les justes ; les réprouvés tomberont dans la géhenne. Mais, contrairement au christianisme, il n’y a pas dans l’islam de rédemption, et la vision de Dieu (ru’yat Allah ) ne semble pas, en général, constituer l’essence de la béatitude éternelle (L. Gardet).

La fusion dans l’Un-Tout

Les thèses fondamentales du brahmanisme pourraient se résumer ainsi : identité du moi profond (atman ) et du principe fondamental de l’univers (brahman ) : transmigration des âmes (samsara ) en référence directe avec les actes des existences antérieures (karman ), le salut (moksha ) réside dans la libération du karman , puisque le perpétuel recommencement d’existence est un perpétuel recommencement de souffrance. Ainsi, au-delà de ce monde des apparences et des existences individualisantes, il faut atteindre l’absolu véritable : l’atman-brahman , car « ce qui est au fond de l’homme et ce qui est dans le soleil sont une seule et même chose ». Pour atteindre à l’immortalité (dans le Brahma ), il faut détruire en soi toute éventualité de désir.
Si le brahmanisme vise la saisie de l’Être, le bouddhisme s’attache plutôt à l’appréhension du devenir : « Là, la substance sans causalité ; ici, la causalité sans substance » (Oldenberg). Pour le Bouddha n’existent que des états qui se succèdent pour constituer un monde et un moi illusoires, tandis que la soif d’être, « qui conduit de renaissance en renaissance accompagnée du plaisir et de la convoitise qui trouve çà et là son plaisir », ne peut qu’engendrer souffrances et tourments. La sagesse, cette fois, ne peut être que « l’anéantissement du désir, l’anéantissement de la haine, l’anéantissement de l’égarement », en quoi se résout le nirvana . Puisque la vie (donc le désir) entraîne nécessairement la mort, et que la renaissance (réincarnation, métempsycose) ne fait que réintroduire le malheur de vivre pour mourir, le nirvana  apparaît comme une protestation contre l’inévitabilité de la mort (individuelle et individualisante) : désormais « le torrent de l’être est arrêté, la racine de la douleur est détruite, il n’y a plus de renaissance ».
Malgré des présupposés métaphysiques différents, brahmanisme et bouddhisme refusent donc l’existence individuelle au profit de la grande vie cosmique, qui n’est pas sans rappeler la « mort maternelle », c’est-à-dire l’amour de la Terre-Mère où l’on attend d’être inhumé : « La terre est donc maternisée en tant que siège des métamorphoses de mort-naissance et en tant que terre natale de l’antre », écrit E. Morin. Le « néant » du nirvana , c’est donc le gouffre d’en deçà et d’au-delà des métamorphoses et des manifestations, le gouffre de l’unité et de l’indétermination ; c’est le gouffre de la réalité première, antérieure à Brahman lui-même : autrement dit, ce néant, c’est l’être pur absolu » (E. Morin).

3.      La société industrielle d’aujourd’hui

Le « primitif » et nous

Ceux qu’on a coutume d’appeler « primitifs » ne vivent généralement pas dans la crainte de la mort, parce qu’ils n’accordent pas, comme l’homme d’aujourd’hui, un rôle important à l’individualisation de la personne. Comme le soulignait justement P. L. Landsberg, leur mentalité participative les empêche de « consommer la mort sous la catégorie de la séparation et de la déréliction ». Cela pourrait expliquer leur solide équilibre psychologique, la rareté des névroses et des suicides, contrairement à ce qui se passe en Occident. De plus, dans les sociétés archaïques, la mort ne suscite pas le sentiment d’absence et surtout d’« irremplacement » (adoption du criminel qui prend la place de sa victime, lévirat et sororat, réincarnation, rôle de la famille élargie, etc.). Au contraire, les sociétés industrielles vivent dans un cadre étroit (famille nucléaire), et le principe d’individualisation rend impossible ou impensable le remplacement automatique du défunt, ce qui ne manque pas de susciter plus d’un traumatisme grave. Autre différence capitale : en Afrique, par exemple, si les morts occupent une grande place dans la vie sociale, ils n’en sont pas moins à leur place, comme dit R. Bastide, c’est-à-dire que le culte qui leur est dû est « extérieur et institutionnalisé ». Chez l’homme blanc, les défunts, en vain exorcisés, deviennent des « activités intérieures à l’homme » ou, pour parler le langage des psychiatres et des psychanalystes, des fantasmes, des « formes obsessionnelles de l’inconscient » : là, le dialogue dont l’homme tire grand bénéfice ; ici, le monologue sans fin, stérile, débilitant. Enfin, dans les sociétés traditionnelles, le deuil paraît rigoureusement codifié et fonctionnalisé : les Ifaluk de Micronésie cessent subitement toute plainte, toute désolation une fois les funérailles achevées. Rien de tel dans les sociétés occidentales. Personne n’est préparé à son rôle de « deuilleur » auquel on n’a pas le droit de penser à l’avance : d’où l’anxiété (source de culpabilité), la hantise de mal s’acquitter de ce rôle. « On doit faire ressortir les contradictions qui existent entre l’encouragement à la dépendance exclusive et l’absence de techniques de remplacement des personnes dans le deuil, entre un système qui favorise l’ambivalence, l’hostilité et la culpabilité et l’absence dans les rites et les rôles de tout moyen d’expression pour ces mouvements affectifs. À cet égard, beaucoup de sociétés sont mieux organisées que la nôtre » (J. Stoetzel).
Survivances ou « archétypes » ?
L’horreur du cadavre en décomposition (qui prend de nos jours le prétexte de l’hygiène), l’association entre la mort et l’initiation (surtout en cas de guerre, quand elle a un rôle initiatique intégrateur), le prestige accordé à la mort féconde (risquer sa vie, donner son sang pour la patrie, pour la foi, pour l’idéal politique), le maintien de la mort-naissance (l’homme se survit par l’hérédité chromosomique ; il a le souci de léguer son nom ; il espère en l’au-delà s’il est croyant), l’importance octroyée à la mort maternelle, la place de la mort dans la vie économique (métiers de la mort) ou dans l’art (M. Guiomar), les relations entre les morts et les vivants (occultisme et spiritisme ; croyance en l’âme immortelle ; fête des morts ; culte des saints, substitut du culte des ancêtres), telles seraient, entre autres, et en dépit des mutations dues aux conditions différentes de vie, les survivances primitives dans la civilisation d’aujourd’hui. À moins qu’il ne faille y voir avec Jung des « archétypes universels », c’est-à-dire des infrastructures permanentes de l’inconscient collectif.
N’est-il pas curieux de constater que l’homme moderne retrouve aujourd’hui des comportements archaïques qu’il avait perdus ? La technique des en-feu  rappelle, par exemple, la surélévation des cadavres que pratiquaient les Indiens d’Alaska et les Alakafufes de la Terre de Feu ; la thanatopraxie qui présentifie le cadavre (l’exemple américain du P.-D.G. défunt assis à son bureau et à qui on vient rendre hommage est bien connu) est un retour aux pratiques négro-africaines ; la cryogénisation, qui suspend la dégradation biologique du corps par conservation à basse température, est la forme nouvelle que prend, pour le mort américain, l’attente de la résurrection ; le mouvement de propagande en faveur de la crémation donne un sens nouveau à l’une des techniques les plus anciennement connues de l’humanité, et que le christianisme et l’islam avaient rigoureusement proscrite. Enfin, le collectivisme marxiste reprit le principe sur lequel reposait l’optimisme de la mentalité archaïque et qui ne considérait pas la personne comme individuée.

Les données nouvelles

La société technico-industrielle pose, en ce qui concerne la mort et les morts, des perspectives nouvelles dues à l’appréhension scientifique et à la laïcisation. « L’humanité, lit-on dans Le Capital , ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. » C’est pourquoi Marx néglige la mort qui est hors des atteintes de « l’énergie pratique de l’homme », d’une part, et parce que, d’autre part, « la praxis  en elle-même, et singulièrement la praxis  révolutionnaire, contient en elle les participations biologiques, civiques, culturelles, philosophiques qui refoulent la mort » (E. Morin). Mais, aujourd’hui, la science a son mot à dire (B. Glaser, G. Strauss). Non seulement elle opère une distinction rigoureuse entre mort clinique, mort écologique, mort cellulaire, non seulement elle prescrit des règles d’hygiène rigoureuse, mais encore elle accroît l’espérance de vie, recule la sénescence et promet l’immortalité (R. W. C. Ettinger). Et le poète communiste P. Eluard chante pour demain « le règne des hommes indestructibles ». Toujours est-il que la laïcisation de la mort tend à se généraliser. Déjà, en France, le décret du 22 prairial an XII prescrivait qu’aucune inhumation ne devait avoir lieu dans les églises, temples et synagogues ; plus tard, la loi du 28 décembre 1904 retira aux églises le service extérieur des pompes funèbres, ce monopole devant appartenir aux communes à titre de service public. Les enterrements civils se multiplient. De même le président Mao livrait aux tracteurs les champs sacrés des morts. Cette laïcisation n’empêche pas, ainsi que le souligne Philippe Ariès, que la mort soit devenue, comme jadis le sexe, le principal interdit du monde moderne. Les morts sont encombrants ! Jadis ils reposaient pieusement au cœur de la cité : défendre sa ville, c’était avant tout défendre ses morts ; puis, les cimetières furent rejetés à la périphérie : « Nul ne pourra élever aucune habitation ni creuser aucun puits à moins de cent mètres de nouveaux cimetières. » Aujourd’hui, les cimetières urbains sont saturés (au Japon, seuls les membres de la famille impériale peuvent être enterrés à Tokyo ; depuis 1985, et malgré ses 145 000 tombes, le cimetière d’Arlington, à Washington, ne reçoit plus que des présidents ou des médaillés militaires), et l’on parle de plus en plus de transférer les défunts loin des grandes capitales. En outre, les logements exigus ne permettent plus l’exposition des cadavres et les routes encombrées rendent difficiles les convois funéraires. En bref, les morts posent aux urbanistes des problèmes particulièrement délicats, signes des temps nouveaux. D’autant que chasser les morts, c’est aussi risquer de les voir revenir, sous forme de fantasmes morbides, hanter l’inconscient de leurs imprudents survivants ! Paradoxe insoutenable, jamais l’humanité n’a autant fait pour exalter l’homme, prolonger sa vie et proclamer ses droits, or jamais elle n’a affecté pour l’homme un aussi grand mépris (hier, 38 millions de morts au cours de la Seconde Guerre mondiale, dont des millions de déportés qui ont péri dans les camps nazis ; aujourd’hui, menace de la guerre atomique). L’homme veut devenir immortel, dit R. W. C. Ettinger. Qu’il commence donc par lutter contre le génocide et la guerre, contre la faim qui assaille le tiers de l’humanité, contre les accidents d’automobile (30 000 décès par an aux États-Unis), contre la pollution atmosphérique.
Tout autre attitude n’est qu’illusion ou hypocrisie !



[1] : Pas même le Christ ! Si l’existence terrestre et humaine de jésus de Nazareth, tout comme sa mort sont des faits historiquement établis, il n’existe aucune preuve de sa résurrection, qui reste – et c’est heureux, du moins je le pense en tant que croyant -  de l’ordre de la foi. 

Bibliographie :


Le phénomène biologique
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