vendredi 11 mai 2012

Il n'est d'intelligence que du coeur ! par Iaqov Demarque, Psychanalyste.


Il n'est d'intelligence que du coeur ! 

Par Iaqov Demarque,

Psychanalyste


 
Qu’est-ce qu’aimer, sinon reconnaître en l’autre cette part de nous-mêmes qui s’y reflète ?
Et se pourrait-il que l’on soit limité, contraint à n’aimer qu’un seul être qui nous complète ?
Ne serait-ce pas là un manque d’humilité nous poussant à nier nos failles, nos manques à combler, si différents et multiples et trop souvent refoulés au nom d’une morale bien arbitraire ?
Elevé dans un milieu catholique pratiquant, j’ai très tôt été pétri de ces principes fortement castrateurs d’une morale consistant à ériger le mariage comme un état directement inférieur à celui de la chasteté, un « moindre mal »permis à ceux et celles qui n’avaient pas la force intérieure requise au célibat absolu, permis dans le cadre strict et limité du couple se jurant une fidélité limitative de la capacité d’amour qui siège en chacun de nous, à des degrés plus ou moins élevés.
Dès ma plus tendre enfance, puis plus tard, à l’âge de la puberté, à l’entrée dans le monde toujours chaotique de l’adolescence, mon père m’avait inculqué ces « valeurs » d’une fidélité consacrée par l’Eglise, élevée par elle au rang d’un absolu intransgressible enjoignant à chacun :
« tu ne commettras pas d’adultère » !
Ce dilemme de l’amour, exclusif ou épanoui, mon père l’avait résolu à sa manière, cachant sa sensibilité derrière une apparente misogynie qu’il se plaisait à me transmettre.
Très jeune, je me vis donc comme formaté et mon approche de l’autre sexe qui forcément m’attirait s’en trouva si entravée qu’elle me valut bien des déboires, bien des déceptions, parfois cruelles, souvent traumatisantes.
La femme, hormis celle que j’avais choisi pour épouse était à mes yeux un danger, un risque de chute qui m’effrayait et que je fuyais à mon tour, me retranchant derrière le seul réflexe que j’avais et que m’avais sans vraiment le vouloir transmis mon père. Derrière tous ces clichés aussi absurdes que faux qui des générations durant et aujourd’hui encore ont accentué le clivage entre les sexes, fruit inavouable de la peur et de la défiance, constat cinglant d’une faiblesse toute humaine, quelles terribles dérives peuvent bien se cacher, quelles indicibles souffrances !
Fort heureusement pour moi, des années de réflexion personnelle et d’analyse, m’ont progressivement amené à envisager les choses différemment… Et dès lors, une question se posait avec de plus en plus d’insistance à mon esprit : Quel mal pouvait-il y avoir à aimer ?
Quelle infidélité commettions-nous en aimant de multiples manières de multiples personnes ? Est-ce donc que notre cœur n’en eût pas les capacités, la contenance ? Et est-ce seulement une infidélité ?
A bien y réfléchir ce soir, je pense sincèrement que non : la fidélité n’existe que dans la durée, et si donc on aime plusieurs personnes, la durée demeure, et donc la fidélité persiste. Mieux encore : Chaque personne étant particulière et unique, cela fonde l’unicité absolue de tout amour !
L’amour est un sentiment étrange, tout en étant celui qui soit le plus naturel et constitutif de notre humanité. C’est aussi celui qui nous donne le plus de fil à retordre, de par cette unicité spécifique qui le rend impossible à cerner, à comprendre, à définir vraiment… Alors, pour nous donner consistance et mesure, nous avons inventé son substitut, que nous avons nommé l’amitié, sentiment proche, mais pas vraiment identique, parfois aussi beaucoup plus fort, plus violent, plus passionnel parce que justement débarrassé de la limite morale visant à faire de l’amour conjugal un amour exclusif. Amour…amitié…. Où est la différence, la limite qui les séparent ? Sont-ils seulement différents et séparés ? Serait-ce donc seulement une question de morale ?
Mais alors, si l’amour est avant tout respect de l’autre et de sa liberté, que viennent y faire les barrières morales, sinon le réduire à sa contradiction ?
Où est l’amour, dans sa vérité première lorsqu’il est vécu de manière obligée dans un couple « fidèle » en apparence certes, mais qui n’échange ni ne partage plus rien qu’un passé parfois douloureux, voire une absence d’avenir ? Ah, bien évidemment, les apparences, et donc l’honneur sont saufs ! Mais quel honneur ? Et l’amour est-il une question d’honneur, un devoir à accomplir ?
La psychanalyse qui connaît une des formes les plus fortes et multiples de l’amour, au travers du transfert, et qui a pour champ d’étude un Inconscient qui lui est, par essence tout autant amoral qu’innocent, en ce sens qu’il ignore tout des notions de bien et de mal, la Psychanalyse sait très bien que non, ce n’est pas cela !
L’amour n’existe et n’est vrai qu’en tant qu’il s’inscrit en terme de gratuité, de don, de « par-don », et il n’est qu’au travers du respect de la liberté totale de l’autre. Il sort, résolument du cadre séparateur de la Loi et de l’interdit, pour s’ouvrir au dialogue, à l’ « inter-dit » !
Comprendre ceci induit en moi une formidable libération, la chute absolue et définitive du lourd manteau de culpabilité qui m’avait si longtemps empêché de me réaliser, de devenir librement sujet de ma propre existence et de mes choix. Je n’ai pas, je n’ai plus de péché, sauf bien sûr, peut-être, si m’en référant au sens hébraïque du verbe « pécher », qui signifie, stricto sensu « manquer sa cible, son but », je passe à côté de ce qui était, pour moi, mon objectif ! Mais dans ce cas, le péché serait dans le ratage de ma propre réalisation ! car là est bien le seul et unique but de l’existence de tout être humain : sa réalisation personnelle, sa prise en charge délibérée de lui-même, qui le fait exister en tant que sujet !
Aujourd’hui, si j’ai trouvé ma dimension spirituelle dans un judaïsme non pratiquant et a-religieux, après avoir été un chrétien atavique, je reste malgré tout attentif à certaines paroles hélàs galvaudées par une Eglise récupératrice et manipulatrice, parmi les plus subversives de Jésus de Nazareth, Rabbi d’il y a deux millénaires… Des paroles qui valent encore pour notre temps, et parmi elles, dans les « Evangiles », l'épisode controversé de sa rencontre piégeante avec "femme adultère" (voire même "les" épisodes, car c'est un thème récurrent, parce que symbolique de l'amour de Dieu et de sa relation avec Israël !).
Il ne juge pas, il ne condamne pas... Et il renvoie les juges à leur propre jugement sur eux-mêmes, à trouver les réponses à leurs questions dans leurs questions elles-mêmes !
Exactement à la manière d'un...psychanalyste !
Un psychanalyste qui, travaillant sur l'Inconscient sait très bien l’inanité du jugement d’un tiers sur ce dernier qui n'a pas la notion du bien ni du mal, un Inconscient que personnellement, je rapproche de cette notion biblique de "Royaume". Un lieu de bouleversement de ce que nous croyons être nos valeurs et que nous avons l’immense tort de considérer souvent comme absolues !
C'est la sortie du « gan Eden » l’exclusion du Royaume, engendrée justement par la découverte de l'arbre de la connaissance du bien et du mal qui précipite l'homme dans ses réflexions mortifères, lui révélant une "nudité" qu'il ignorait, la honte de cette dernière, et la culpabilité qui en résulte ! La honte et la peur d’apparaître et de se montrer tel qu’on est, avec ses failles et ses faiblesses et, partant, l’impossibilité absolue d’accéder à un dialogue qui pourtant ne pourrait être que libérateur !
Il faut que la parole naisse, croisse et agisse, il faut qu’elle s’incarne dans un dia-logue entre les êtres si l’on veut surmonter le clivage induit par le poids de ces entraves culpabilisantes qui nous privent d’une liberté essentielle, celle d’aimer, qui ne pourrait nous faire que croître !
Pour moi, aujourd’hui, une chose est sûr, absolue : des années de non-dits, étayées de l’apport d’idées toutes faites au moulin de la bienséance et d’un moralisme douteux m’ont apporté bien moins que quelques années de psychanalyse qui ont suffit jusqu’ici à m’ouvrir à cette dimension de l’être, immense, voire infinie qui me fait prendre conscience de ce que jus suis et serai désormais le seul et unique sujet de mon existence et de mes choix, un homme, bien dans sa tête et sa peau d’homme, qui parle ainsi, d'abord parce qu’il se sens totalement libéré du poids de culpabilités aussi pesantes qu'inutiles, conséquences de mon passé, de mon vécu, de mon contexte de croissance… , et ensuite parce qu’il voudrait amener ceux et celles d’entre vous qui doutez de vous-même et de votre capacité à aimer et vous réaliser à écouter enfin les murmures du cœur de votre être :
Les anciens qui y voyaient le siège de l’intelligence avaient raison : il n’est d’intelligence que du cœur !
Iaqov Demarque


Psychanalyste


Enfance et précarité : Impacts. Par Iaqov Demarque, Psychanalyste

Enfance et précarité : impacts.

Par Iaqov Demarque,

Psychanalyste




1°. Des axes à définir :

Lorsqu’on parle de précarité, très souvent, on pense à « pauvreté » et ce mot réveille en nous, surtout lorsqu’il s’agit d’enfants, des images misérabilistes, à la Cosette. Et on a presque envie de dire : heureusement, chez nous, aujourd’hui, cela n’existe plus !
Tout d’abord, c’est malheureusement faux : si, ça existe encore, et bien plus qu’on n’ose l’imaginer ! Et ensuite, je dirais que, pour moi, le terme précarité désigne quelque chose de plus large, de plus vaste, qui se définit essentiellement par des manques affectifs et/ou éducatifs, des vides difficiles, voire impossibles à combler, des débordements aussi, qui en sont les conséquences directes.
C’est de cela que j’aimerais pouvoir parler avec vous, durant ces quatre heures de séminaire. Parler et partager : j’attends aussi de vous que vous apportiez votre propre réflexion, votre expérience aussi, lors de ces échanges que j’espère riches et constructifs.

2°. Etat des lieux de la précarité en Belgique :

Environ 19% ou près d’un enfant sur cinq vivent en situation de précarité en Belgique: ils vivent dans une famille dont le revenu est plus bas que la limite de risque de pauvreté comme définie par l’Union Européenne, un chiffre alarmant.
Or, la pauvreté étant sans doute la condition de vie ayant la plus grande influence négative sur le bien-être, le développement, et l’avenir des enfants. La thèse que la pauvreté est relative (et donc doit être considérée par rapport à une norme sociale qui indique ce qui est considéré comme nécessaire et souhaitable dans le contexte social donné) et multi-aspectuelle (et donc plus qu’une affaire de finances et, plus large comme une affaire d’exclusion matérielle), peut être définie comme suit :
La pauvreté est un ensemble d’exclusions sociales qui concerne plusieurs domaines de l’existence individuelle et collective. Cet ensemble exclut les pauvres des modes de vie généralement acceptés dans la société. Ils ne peuvent pas surmonter ce clivage par leurs propres moyens1.
Ce caractère multi-aspectuel de la pauvreté est repris dans un cadre plus large et multidimensionnel. Il s’agit des dimensions: temps, hauteur, largeur et profondeur de la pauvreté2 :
La première dimension de la pauvreté est le temps: cela souligne le caractère dynamique et reproductif de la pauvreté (continuation intergénérationnelle, transmission sociale). La deuxième dimension, la hauteur, concerne l’envergure de la pauvreté. Combien de personnes vivent en pauvreté selon une des définitions existantes? (…) La troisième dimension, la largeur, concerne le caractère multi-aspectuel (ou multiple) de la pauvreté: dans combien de domaines trouvons nous de l’exclusion ou des inégalités? (…) La profondeur est la quatrième dimension. Combien profonde est la distance avec le reste de la société? Combien de domaines sont cumulés et quel est le poids relatif de chaque domaine?

La Belgique appartient au groupe de pays les plus riches au monde. Des recherches et des rapports récents montrent néanmoins un nombre remarquablement élevé d’enfants à risque accru de pauvreté: c’est-à-dire: des enfants qui vivent dans une famille à bas revenu3 .
Des constations récentes indiquent que 18,6%13 de tous les enfants belges vivaient dans des familles avec un revenu disponible en-dessous dela limite monétaire de pauvreté européenne4 . Ce qui veut dire que les enfants courent un risque de pauvreté plus élevé que la moyenne (14,7%). Les différences régionales entre la Wallonie et la Flandre sont grandes (respectivement 21,8% et 11,7%).

Ces quelques chiffres, déjà interpellants, ne donnent pourtant qu’une idée très relative de la question.
En effet, ces statistiques ne concernent que les enfants de familles BELGES, même si pour Bruxelles ils incluent quelques grandes familles allochtones.
Que dire, de tous les autres ?
Nous vivons dans un contexte international de crise, et la situation particulière de Bruxelles, en tant que capitale de l’Europe, confère à la Belgique, dans l’esprit de bien des populations étrangères, un statut de terre d’acceuil, de pays riche, de lieu d’espoir et de reconversion.
On ne compte plus, aujourd’hui, à Bruxelles, les nouveaux arrivants, presque toujours clandestins, sans papiers, demandeurs d’asile, qui affluent quotidiennement, très souvent, et particulièrement dans le cas des familles Rom, avec femmes et de nombreux enfants. Idem pour ce qui concerne les « MENA5 », et le nombre croissants de jeunes qui pour diverses raisons, se retrouvent, du jour au lendemain, à la rue. C’est de ces jeunes et de ces enfants-là que je voudrais parler durant ce séminaire.
Et pour planter le décor, je commencerai par vous en présenter quelques-uns, sous forme de vignettes cliniques.

3°. Quelques vignettes cliniques :

1°. Ahmed.

Je suis contacté un matin par une jeune femme, employée dans un centre culturel arabe de la commune de St Josse. Elle me dit avoir connaissance du cas d’un jeune homme en grande difficulté, apparemment sous payé par la responsable d’un salon de coiffure qui l’emploie depuis deux mois. Comme elle me propose de le rencontrer après 18h00, j’accepte d’y aller en sa compagnie. Le rdv a lieu dans un café.
Ahmed se présente d’abord comme ayant 22 ans, et dit être venu du Maroc pour exercer sa profession de coiffeur en Belgique. Il se dit aussi infographiste. Il est accompagné d’une jeune fille, marocaine elle aussi, et qui ne parle que l’arabe. Ahmed, lui, parle relativement bien le français. Il prétend avoir une vague tante, chez laquelle il peut aller dormir.
Dès le départ, deux éléments attirent mon attention : d’abord l’évidence de leur très jeune âge, et surtout le fait qu’il n’a absolument aucun papier et qu’il se recoupe en répondant à des questions portant sur la date de son arrivée en Belgique, l’adresse de sa tante, pourquoi il ne loge pas chez elle, etc…
Depuis dix jours, il loge dans le café, dormant sur une banquette après la fermeture. Il travaille effectivement dans un salon de coiffure, où il est payé 70 € par semaine, alors qu’il travaille à temps plein. Bien entendu il n’est pas déclaré ! C’est d’ailleurs aussi le cas de sa jeune compagne.
Je leur propose à tous deux de venir le lendemain à la permanence de la Maraude, afin qu’on puisse éclaircir la situation et trouver un endroit décent où les loger.
Ahmed viendra seul, deux jours plus tard. Au cours d’un long entretien, il craque et raconte son histoire.
En réalité, il n’a que 16 ans, et il est en Belgique depuis six mois, au cours desquels il a vécu de menus expédients. C’est lui-même qui a détruit ses papiers, afin de pouvoir se faire passer pour majeur, et aussi pour que personne ne puisse prendre contact avec sa famille. Il est venu en Belgique, en transitant par l’Espagne, la France et le Luxembourg. Il a très peur d’être rapatrié, auquel cas il serait très sévèrement puni, voire battu par la Police marocaine. (Vérification faite, ceci s’avère exact : tout mineur d’âge fugueur, revenant au Maroc, est systématiquement battu et arbitrairement emprisonné pour quelques jours, voire quelques semaines !)
A l’entendre, ce serait l’extrême pauvreté de sa famille qui l’aurait poussé à tenter sa chance en Belgique, notre pays semblant être connu au Maroc comme étant un pays de cocagne, où tout un chacun peut trouver de l’emploi sans devoir chercher ni attendre.
Ahmed aura beaucoup de chance : nous parviendrons à le faire admettre dans un centre pour MENA où il pourra dans un premier temps poursuivre sa scolarité et donc obtenir une régularisation de sa situation en tant qu’étudiant. Par la suite, il pourra s’il le désire, chercher et obtenir un emploi légal, et s’établir définitivement en Belgique.
Mais pour un MENA sauvé, combien d’autres restent sur le carreau, n’ayant à terme d’autres ressources que la délinquance, les trafics divers, la prostitution….

2°. Jennifer & Co.

Jennifer a 17 ans. Elle est maman, depuis près d’un an, d’une petite fille.
Sa maternité, sa vie de femme, elle est incapable de les assumer : dans sa tête, elle a tout au plus treize ou quatorze ans. Comme sa sœur, d’ailleurs. Comme sa mère aussi….
Sa mère, appelons-là Jocelyne, a toujours connu la marginalité, la précarité, n’hésitant pas, pour survire, mais aussi pour s’offrir les « plus » auxquels toute femme espère, de pratiquer le plus vieux métier du monde.
Une seule valeur semble la motiver : l’argent, qui lui fait défaut, et qui faute de pouvoir être, lui donne au moins la possibilité de paraître. Ou de par-être, « être » par procuration.

Sur ces plans, ses filles sont sa copie conforme.
Pourtant, à l’observer, à l’écouter, même et surtout sans sembler s’y intéresser, auquel cas elle se ferme comme une huitre, Jennifer souffre, bien au-delà de ce qu’elle peut admettre ou formuler.
Le manque, le vide, l’absence d’un référent au « nom du Père », ressentie jusque dans sa forclusion laisse en elle une béance terrible !

3° Mamadou.

Il a 19 ans. Il est arrivé d’Afrique centrale il y a deux ans déjà, d’abord avec un visa d’étudiant, qu’il ne possède plus aujourd’hui. Il est donc sans papiers, en séjour illégal, comme nombre d’autres…
Durant plusieurs semaines consécutives, il est venu à la permanence, pour…téléphoner !

D’abord, en prétendant que c’était pour trouver un logement, pour régulariser sa situation.
Mamadou est à la rue, seul, très seul. Toujours vêtu des mêmes vêtements, dont un imper de l’armée belge. Il ne semble pas être sale, mais il dégage une très forte odeur d’urine, difficile parfois à supporter, et qui lui vaut souvent des remarques désobligeantes, y compris de certains travailleurs sociaux.
Très vite, on s’est aperçu que ses coups de téléphones concernaient tout autre chose que sa régularisation ou la recherche d’un toit : il appelait des amis, peut-être même d’ailleurs, imaginaires.
Téléphoner, c’est communiquer ! Mamadou cherche l’autre, cherche à être entendu, à pouvoir se dire, dire cette souffrance qui est sienne et qui le ronge, jusqu’au désespoir, jusqu’à la violence !
Car Mamadou est violent ! Très violent, même !
On s’en est aperçu vraiment un vendredi. Un travailleur social lui ayant refusé l’accès au téléphone, il a littéralement « pêté les plombs », renversant à terre ce qui couvrait le bureau de celui qui osait lui poser une limite, menaçant de tout casser, vociférant. Il a fallu se mettre à plusieurs pour le contenir et le mettre dehors. Son poing, violemment lancé vers la figure d’un de nos stagiaires, a abouti, dans un bruit sourd, sur le mur. Je n’ose imaginer ce qui se serait passé s’il avait atteint sa cible.
Pendant plus de vingt minutes, il reste là, comme statufié, les bras le long du corps, les yeux lançant des flammes….
Je l’observe. Je le sens au bord des larmes, prêt à craquer. Ca me fait mal….
Je sors, et je m’approche lentement de lui, sur le côté, pour ne pas le surprendre. Pendant de longues minutes, je reste là, près de lui, sans le regarder ni rien dire. Puis je lui demande : « ça va mieux, Mamadou » ? Il me regarde, yeux dans les yeux, et me répond « oui ».

On parle un peu. Il est obnubilé par un papier qu’il dit avoir laissé sur le bureau. Il sort de sa poche un tas de papiers sales, usés, qu’il regarde comme un trésor.
Je l’invite à rentrer.
Il s’assied.
Je reviens vers lui, et lui demande s’il veut me parler de sa souffrance, de ce qui le ronge. Il est déstabilisé, il hésite entre sourire et se fermer, puis il me dit : « je ne vais quand même pas vous parler de ça, vous n’êtes pas médecin ! » il a les larmes aux yeux, il tremble…. Puis, comme dans un souffle, il dit : « j’ai besoin qu’on m’aide, oui ! »Je saisis la perche, et je me risque. Je lui tends ma carte professionnelle en lui disant : « tu as raison, je ne suis pas médecin, mais tu peux me parler, en toute confiance. Et si je peux t’aider, je le ferai. »
Alors, il commence à se livrer….
J’apprends qu’il a fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, qu’il s’en est chaque fois enfui, qu’il devrait prendre des médicaments, mais qu’il refuse, parce qu’il a peur…
La peur ! tout en lui transpire la peur…. Jusqu’à son odeur corporelle, terrible mélange d’urine et de sueur… Une peur qui ne date certainement pas d’hier, et qui doit s’enraciner dans son vécu d’enfant. Qu’est-ce que ses yeux ont pu voir, là-bas, dans ce Rwanda qu’il a fuit ?

J’aimerais vraiment pouvoir l’aider. Mais il se lève, et s’en va. Mal à l’aise, à cause de regards, de réflexions…. Pas facile d’opérer dans ce climat…
J’espère que je le reverrai, dans de meilleures conditions.

4°. Farid .

Il est là, un matin, assis, une Jupiler à sa droite, dans un couloir de la Gare du Nord. Le regard fixe, absent….
Mon collègue et moi, nous allons vers lui. Bonjour, échange de poignées de mains… Visiblement, il est sur le qui-vive : il nous a pris pour des flics ! nous lui montrons notre badge, et lui expliquons en quoi consiste notre travail. Il se détend, et se met à parler, parler !
Il n’est à la rue que depuis une semaine, et il se sent perdu. Il est Tunisien, sans papiers. Il nous parle de lui, de son père, mort très récemment, de sa solitude, de ses peurs. Il pleure….
Il parle de l’alcool, dont il voudrait pouvoir se débarrasser, sans y parvenir.
Puis, tout à coup, il me montre un badge, avec son nom… Il vient d’un hôpital psychiatrique…. Dans la conversation, il me dit être à court de médicaments. Je lui demande lesquels : il sort de sa poche un emballage vide : Zyprexa !

Il en prend deux fois 5 mg par jour.
Farid est psychotique, et très vraisemblablement schizophrène, puisque ce médicament, mis sur le marché pharmaceutique depuis peu, est spécifiquement destiné aux cas de schizophrénie productive.
Il souffre très certainement de délires, d’hallucinations… Et je sais le risque qu’il encourt s’il ne peut se procurer son neuroleptique. Je sais aussi que je ne peux pas l’aider sans l’appui d’un psychiatre. Il le sait aussi : ses peurs transparaissent clairement dans son discours.
Mon collègue (psy comme moi) lui demande s’il aimerait lire, pour tromper sa solitude. Son visage s’éclaire, et il lâche « oh oui ! » Mon collègue lui promet de lui apporter un livre, dans l’après midi. Je lui dis aussi que je reviendrai, pour parler avec lui, puisqu’il me le demande.
Rentré à la permanence, je téléphone au SMES6, et j’obtiens, dès l’après-midi, un rendez vous pour Farid chez la psychiatre de la cellule d’intervention7.
Presque un exploit, tant ce genre de rdv est difficile à obtenir, même en urgence.
Malheureusement, dans l’après-midi, Farid fera défaut à mon rdv… A-t-il eu peur ? probablement. J’espère que je le reverrai rapidement : la psychiatre m’a assuré que je pourrais lui adresser dès que je le reverrai. J’espère seulement qu’il ne sera pas trop tard…. J’ai demandé à mon médecin traitant de me prescrire une boite de Zyprexa, pour Farid. Elle a accepté. Mais je n'ai plus revu Farid.....

5°. Etre attentif, à l’écoute, savoir aider.

La première remarque que je ferais, est qu’il n’est pas facile ni évident, ni pour soi-même, ni pour les équipes de travailleurs sociaux, de tenir sa place de psychanalyste dans le contexte de la rue, ni surtout d’y être accepté et reconnu en tant que tel.
La plupart des travailleurs sociaux des équipes dites « de terrain8 », c'est-à-dire travaillant directement au cœur de la réalité de vie des personnes précarisées, sont des bénévoles ayant appris leur métier sur le tas. Ce qui est loin d’être négatif : ils connaissent vraiment ce métier très particulier, et beaucoup font preuve d’une très grande expérience, tant de terrain que sur le plan des relations humaines. Mais ils peuvent parfois se montrer très réticents, face à l’arrivée d’un nouveau venu, particulièrement s’ils le perçoivent comme un professionnel de la santé mentale. La « peur du psy », alimentée par moult clichés, n’est pas une légende !
Dès lors, les questions, surtout non directement formulées, fusent : « pour qui il se prend, celui-là ? » « Qu’est-ce qu’on à foutre d’un psy dans l’équipe ? », et d’autres questions me viennent quant à moi, à l’esprit : pourquoi si peu d’intérêt pour la santé mentale, dans ce contexte particulier du travail social ? Comment y tenir ma place d’analyste ? Quelles sont les priorités ?
Ou encore : qu’est-ce que je peux apporter, comme psy, tant à mes curieux patients, qu’à ceux et celles avec qui je suis amené à travailler ?
Je m’aperçois, depuis quelque temps, que non seulement je ne peux rentrer dans le cadre restrictif que m’impose une « appartenance » à un service de prévention communal, mais que le cadre même de mon intervention auprès des plus démunis, et particulièrement auprès des enfants (et de leurs parents, qui en aucun cas ne peuvent être laissés pour compte !) demande à être repensé, adapté : je crois vraiment qu’un psychanalyste à sa place dans la rue, à l’écoute des exclus, mais je pense que s’il veut vraiment être à même de les aider, il se doit de revoir sa manière d’être et de penser, comme praticien.
Cela peut sembler être une lapalissade, mais croyez-moi, c’est loin d’en être une : Je crois en l’efficacité de la cure analytique, mais je pense aussi que l’analyste doit avoir assez de bon sens, voire d’humilité, pour s’adapter à ses patients ! dans tous les cas, et très certainement lorsqu’il s’agit de se mettre à l’écoute de personnes vivant l’extrême de l’exclusion, du rejet et de la précarité !
Je cite à ce propos Olivier Douville, s’exprimant dans une conférence sur le sujet de la grande précarité et de la place de l’analyste dans un travail de terrain, particulièrement lorsqu’il est directement confronté à des réalités telles que l’addiction, qu’elle soit pharmacologique ou alcoolique :

« L’errance, l’exclusion ne sont pas des maladies, ce sont des situations sociales graves, mais  comment aborder un errant, toxicomane de surcroît,  sans également supposer qu’il y a des fonctions psychiques de l’errance, et qu’il y a de même des fonctions psychiques de la toxicomanie, il y a des fonctions psychiques de la coupure avec autrui, que ça ne se réduit jamais à un tableau de perte sèche. Et je pense que c’est cela que nous apportons. Mais alors ça implique  aussi pour le psychanalyste d’être très exigeant vis-à-vis de sa doctrine et de ne pas tout de suite être dans la fascination pour le sujet-sans – le sujet réduit à un quia, le sujet réduit à zéro –, être dans la fascination pour un usage très plat de ce concept  de la pulsion de mort, réduit à la pulsion de destruction. Ce genre de pathos conceptuellement débile nous rend le plus souvent complètement aveugle et sourd à ce qui s’obstine et se crée, du côté d’Éros aussi, dans les situations de grande exclusion.
Je pense que c’est plutôt quelque chose de ce pari du sujet, de ce pari de la vie psychique que j’ai pu amener et qu’il ne s’agit en aucun cas de superviser des équipes ou de leur apprendre à être dans le contact humain ou dans le lien humain, ce qui évidemment ne s’apprend pas. Il s’agit de proposer un levier pour soulever le monde de la relation possible, mais pas d’apprendre ce qu’est la relation ».

La drogue, sous toutes ses formes, fait partie de ce que j’appellerais une « culture de la rue ». je ne connais pas un seul SDF, un seul exclu qui n’ait au moins recours à l’alcool. Parce que ce dernier agit comme un excellent antidépresseur, parce qu’il permet de se mettre psychiquement à l’abri d’une réalité trop dure pour être supportée. C’est la Jupiler de Farid, la coke de Mamadou, le « joint » de presque tous, pas du tout inoffensif lorsqu’il se fume à haute dose…
Les enfants, même les plus jeunes sont pour beaucoup concernés. Se remplir d’un produit, surtout s’il permet la fuite d’une réalité trop difficile, trop dure, est un moyen de combler ses manques, affectifs ou autres. On y a d’autant plus recours, dans l’excès, qu’on n’a pas pu se construire de bord, de limite.

( à suivre)

Iaqov Demarque,
Psychanalyste


NOTES :

1Annuaires néerlandophones « Armoede en Sociale Uitsluiting » Vranken et al., 2007: 36

2Vranken et al., 2007: 37).

3EU - The Social Protection Committee, 2008; UNICEF Innocenti Research Centre, 2005 & 2007; Morissens et al., 2007

4EU - The Social Protection Committee, 2008;Morissens et al., 2007

5MENA = Mineur étranger non accompagné.

6Santé Mentale & Exclusion Sociale.

7Cellule d’appui médico-psychologique d’intersection entre la santé mentale et l’Exclusion sociale.

8 Je ne parle pas des travailleurs sociaux des institutions, comme les CPAS ou certains centres d’accueil, qui sont, eux, essentiellement des assistants sociaux et, plus rarement, des psychologues. Je déplore d’ailleurs le fait que ces derniers soient si peux nombreux, et qu’on n’accorde pas plus d’importance à la santé mentale des usagers !

vendredi 13 avril 2012

Une pratique, une idée, un projet…. par Iaqov (J-M) Demarque, Psychanalyste.


Une pratique, une idée, un projet….

par Iaqov (J-M) Demarque, Psychanalyste. 




Depuis neuf mois, le temps d’une gestation, je travaille au sein d’un service de prévention municipal très particulier : la Maraude, de St Josse Ten Noode, la plus petite et la plus peuplée des communes de Bruxelles.
Née il y a cinq ans de la cogitation et de l’expérience de terrain de son actuel coordinateur, Jean-Michel Sorel, la Maraude est jusqu’à ce jour unique à Bruxelles et en Belgique.

Ses objectifs principaux sont de venir en aide, sur le terrain, c'est-à-dire essentiellement dans la rue, aux personnes qui comptent parmi les plus pauvres et les plus démunies : SDF, sans abris, sans papiers et autres exclus de notre société moderne.

Un travail difficile, éprouvant, qui ne peut se faire que dans l’humilité : ce n’est pas nous qui allons vers les gens de la rue : ce sont eux qui viennent à nous, pour autant que nous ayons pu gagner leur confiance !
Une confiance qui se bâtit essentiellement sur notre ouverture d’esprit, notre écoute neutre, bienveillante, exempte de jugement. Ce ne sont pas des « cas » que nous traitons : ce sont des hommes, des femmes, des enfants, chacun unique et particulier, que nous rencontrons, écoutons, essayons de réconforter, d’aider.

Ecoute neutre et bienveillante, absence de jugement…. Ca ne vous rappelle rien ? Moi, si !

Ce sont les bases même d’une écoute psychanalytique qui se respecte.

Lorsque j’ai commencé mon travail si particulier, comme psychanalyste bénévole au sein de l’équipe de la Maraude, j’étais à des années lumières de la réalité de la rue, que je commence à mieux connaître aujourd’hui. Je dis « je commence », car la rue est un terrain au sein duquel on apprend tous les jours, et mes curieux patients (je tiens à ce mot, pour ce que sous-tend son étymologie : ceux que je rencontre sont d’abord et avant tout des personnes qui souffrent !) me donnent quotidiennement des leçons de vie. Il y a un immense fossé qui sépare la vision de monsieur Tout-le –Monde et la prise de conscience du fait qu’existent dans notre société prétendument moderne des laissés pour compte ; il y a un abîme qui sépare cette simple prise de conscience de la réalité du vécu de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants marginalisés et rejetés par notre société du profit et de la consommation !
Des hommes, des femmes, des enfants, qui souffrent souvent en silence, par pudeur, de souffrances parfois terribles, indicibles ! 

Je lisais dernièrement un article, dans le quotidien « Métro », distribué gratuitement dans les stations de transport en commun, à propos de la progression exponentielle des démences, partout dans le monde. D’après cet article, près de quarante million de personnes seraient concernées, principalement dans les pays dits « riches » !
Exagération ? Chiffres gonflés pour satisfaire une certaine soif morbide des lecteurs de ce journal ? Je ne pense pas, et j’ai même peur qu’on ne soit en dessous de la réalité !

Quotidiennement, je rencontre des psychotiques, des schizophrènes…. Soit qu’ils le soient devenus par décompensation, suite à un trop plein de souffrances, soit que ce soit la maladie mentale qui ait présidé à leur dégringolade. Et sur ce plan de la santé mentale, que peuvent-ils vraiment espérer ?
Pas grand-chose, dans la mesure où le cadre de soins ou d’écoute qui leur est proposé est souvent inadapté, inaccessible. Les coûts inhérents à toute psychothérapie, analytique ou autre, la rigidité des cadres proposés, le refus des thérapeutes de s’adapter à cette patientèle particulière sont autant d’obstacles qui s’opposent à son désir de mieux-être.
Dès lors, que faire d’autre, sinon que d’exploser le cadre, et de nous adapter à la demande, aux besoins de ces humains en mal d’écoute, de compréhension, de considération ?
Si j’ai créé « Psys en Rue », c’est bien dans ce but.
Je voudrais pouvoir développer un groupe de quelques personnes, psys ou personnes formées à l’écoute particulière de ce public différent, qui puissent donner un peu de leur temps à intervenir  auprès de ces laissés pour compte, sans autre but que celui de leur restaurer un minimum de confiance en eux, et de les aider à redevenir les sujets de leur existence.
Cela peut paraître peu, voire dérisoire. Cela n’a rien à voir avec un travail « social », du moins traditionnel. Mais je suis convaincu que c’est essentiel !

Si d’aventure, vous qui lisez ces lignes, vous vous sentez interpellé, n’hésitez pas à nous rejoindre : la moisson est grande, et nous manquons d’ouvriers !
Iaqov (Jean-Marie) Demarque
Psychanalyste



Enfants de la précarité : des vides, des manques, des débordements. Par Iaqov (J-M) Demarque, psychanalyste, professeur au CBF.

Enfants de la précarité :

des vides, des manques, des débordements.


Par  Iaqov (J-M) Demarque,

psychanalyste, professeur au CBF.


Un séminaire de quatre heures, au CBF, les lundi 16 et 23 avril prochains.

Sommaire du syllabus :

  • Précarité et enfance en Belgique : état des lieux et chiffres.
  • Trois vignettes cliniques.
  • Un regard psychanalytique sur les notions de manque, de vide et de débordement.
  • Impacts et conséquences à court et long terme.
  • La place de l'analyste dans le cadre de la grande précarité.
  • Conclusions, sources, bibliographie.

Ce séminaire sera mis en ligne dès la fin du mois d'avril 2012.

jeudi 12 avril 2012

Pour ou contre l'usage des neuroleptiques ? Par Iaqov (J-M) Demarque, psychanalyste.

Pour ou contre l’usage des neuroleptiques ?

Par Iaqov (J-M) Demarque, psychanalyste. 



Au risque de m’attirer les foudres de certains confrères, je répondrai à cette question en affirmant que je suis pour, du moins dans les cas de schizophrénie productive, c'est-à-dire lorsque le patient présente des crises délirantes ou hallucinatoires (hallucinations visuelles, olfactives, auditives – les fameuses « voix » qu’entend le schizophrène et qui lui enjoignent des ordres, ou qui l’insultent -, voire même, bien que plus rares, hallucinations liées au toucher ou au goût. 

Outre le fait que ces crises sont invalidantes pour le patient, et qu’elles peuvent parfois mettre son intégrité physique ou celle des autres en danger, elles pèsent souvent très lourd sur son entourage et le coupent de toute relation, de toute communication normale. Par conséquent, aucune psychothérapie de soutien, qu’elle soit psychanalytique ou autre, ne peut être entreprise, ce qui est d’autant plus préjudiciable que seules ces dernières peuvent finalement assurer une possibilité de guérison durable ! Donc, oui, sans hésiter, je suis pour l’emploi des neuroleptiques, et je ne concevrais pas d’accepter un patient schizophrène sans qu’il consulte régulièrement un psychiatre pour ses prescriptions que je pense être indispensables.

Il est vrai que l’on dit souvent beaucoup de mal des neuroleptiques (ainsi que des anxiolytiques et des antidépresseurs) mais ce mal provient souvent des idées fausses véhiculées à propos de ces produits et d’une méconnaissance de leur fonctionnement. J’avoue d’ailleurs avoir été longtemps, pour ces raisons, « contre », et c’est le fait de côtoyer au quotidien des psychotiques et des schizophrènes qui, me poussant à lire et à me documenter sur la question, m’a radicalement fait changer d’avis. Nombreuses sont en effet les personnes « de la rue » qui présentent l’une ou l’autre de ces maladies mentales, soit qu’elles soient réactionnelles en raison d’un vécu difficile, soit qu’elles aient été, surtout parmi les plus jeunes SDF le principal facteur de leur rejet et de leur mise à la rue.

Que sont les neuroleptiques, et comment agissent-ils ?

Tout comme les antidépresseurs et les anxiolytiques, les neuroleptiques sont des médicaments psychotropes, c'est-à-dire qui agissent sur le psychisme du patient. On les appelle aussi parfois antipsychotiques, car ils sont spécifiques aux psychoses et particulièrement à l’une de leur expression qui est la schizophrénie.
Ils ont été découverts par hasard, au début des années cinquante, par un anesthésiste (Laborit) et par deux psychiatres français (Delay et Deniker).

Actuellement, ils sont présents sur le marché pharmaceutique belge et français au nombre d’une cinquantaine, parmi lesquels les plus connus sont l’Haldol, le Risperdal, le Séroquel ou le Zyprexa.

Le Zyprexa est constitué d’une nouvelle molécule, l’Olanzapine, tandis que le Risperdal est constitué d’une autre nouvelle molécule appelée Rispéridone. Ces deux molécules ont l’immense avantage de diminuer les effets secondaires des neuroleptiques, et particulièrement les dyskinésies, qui sont toujours irréversibles. Le Risperdal est bien connu des parents des enfants autistes, puisqu’il est très souvent prescrit, même à très faible dose, particulièrement dans les cas d’autisme sévère ou dans ceux où les enfants sont particulièrement agités.

Comment fonctionnent les neuroleptiques ?

Les neuroleptiques modifient la chimie du cerveau en bloquant dans ce dernier les récepteurs de la Dopamine. La dopamine est un des principaux neurotransmetteurs et assure la transmission des données dans certains centres moteurs, certains systèmes endocriniens et certaines zones sensibles du tronc vertébral comme celle qui contrôle le réflexe de vomissement. Ce blocage, bien évidemment, ne va pas sans inconvénients, qui constituent les principaux effets secondaires de ces médicaments. J’y reviendrai plus loin dans cet article.

Qui dit modification de la chimie du cerveau, ne signifie pas pour autant modification de la personnalité du sujet, qui reste la même, y compris au niveau des ressentis ou des sentiments, même si ces derniers peuvent souvent s’exprimer de manière différente.

Les neuroleptiques sont essentiellement dédiés aux schizophrènes, et particulièrement aux patients qui, parmi eux, souffre d’une schizophrénie productive (cfr plus haut) : ils permettent en effet la diminution, voire la totale disparition des symptômes délirants et/ou hallucinatoires, condition sine qua non à la mise en place d’un cadre psychothérapique, qu’il soit psychanalytique ou autre.

Sans les neuroleptiques, on en serait encore réduit, aujourd’hui, à devoir utiliser des moyens aussi barbares que dépassés, tels que la camisole de force, la cure de Sackel ( induction d’un coma par injection d’insuline), la malaria thérapie (induction d’une forte fièvre censée faire sortir le schizophrène de ses états délirants ou hallucinatoires) ou encore les électrochocs ou la lobotomie !
Leur découverte constitue donc un progrès considérable, et celle de nouvelles molécules comme la risperdone ou l’olanzapine a permis d’en réduire considérablement les effets secondaires désagréables, voir, dans de rares cas, dangereux.

Toutefois, il convient de mettre un bémol, essentiellement dans deux cas :

  •  La schizophrénie déficitaire (celle ou le sujet reste prostré, inerte, se replie sur lui-même, devient indifférent, apragmatique, ne paraissant plus éprouver le moindre sentiment.)
  •  L’autisme moyen ou léger.
Dans le cas de la schizophrénie déficitaire, l’usage , autrement qu’à très faibles doses des neuroleptiques risque d’accentuer les symptômes, ce qui risquerait notamment d’induire encore plus de risque de suicide. On utilise dans ce cas des neuroleptiques plus appropriés, comme le Leponex ou le Solian, toujours à faible dose.
Dans le cas d’autisme, on utilise le plus souvent actuellement le Risperdal, mais je trouve déplorable que certains parents y aient systématiquement recours, hormis les cas d’autisme sévère, ou d’agitation dangereuse pour l’enfant.

Effets secondaires des neuroleptiques :

Les plus désagréables sont constitués par des contractions involontaires de certains muscles (dyskinésies) ou des modifications de la libido (frigidité chez les femmes, impuissance chez les hommes ; absence de désir chez les deux) ou encore par l’apparition de syndromes extrapyramidaux tels que des tremblements, la rigidité de la démarche, la pauvreté d’expression du visage.

On note aussi, très souvent, une prise de poids, une tendance à la somnolence et parfois des modifications corporelles comme le développement des seins chez l’homme, ou encore une galactorrhée, chez la femme comme chez l’homme.

Tous ces effets secondaires cessent à l’arrêt de la prise des neuroleptiques, sauf les dyskinésies qui sont le plus souvent irréversibles, ce pour quoi il convient d’être très attentif dès qu’elles se manifestent.
Enfin, deux effets secondaires très graves, voire mortels, peuvent se manifester, heureusement très rarement, en début de traitement :

  • L’agranulocytose, qui consiste en une perte des globules blancs.
  • Le syndrome Malin, dont les symptômes consistent en une rigidité musculaire massive et l’apparition d’une très forte fièvre.
Il est donc indispensable que le début d’un traitement aux neuroleptiques soit assorti d’un suivi médical attentif et strict.
Soulignons aussi que la plupart des effets secondaires indésirables et/ou désagréables peuvent être atténués, voire éliminés, soit par une adaptation des doses des neuroleptiques, soit en leur associant une autre médication.

Idées reçues à propos des neuroleptiques :

Ils sont dangereux et présentent un moyen de suicide fréquent.

Non ! personne ne peut mourir en absorbant une dose, même massive, de neuroleptiques. Cette idée reçue tient son origine dans ce qui est hélàs une réalité inhérente à celle de la schizophrénie : en effet, les schizophrènes présentent un risque suicidaire 40 % plus élevé que celui de la population dite normale.

Ils changent la personnalité du sujet.

Non ! Ils ne modifient que ses comportements. Un doux restera un doux, un violent un violent. 

Ils guérissent de la schizophrénie.

Non ! ils ne font qu’en atténuer les symptômes, permettant au patient de recouvrer une vie plus confortable, voire normale. Seule une psychothérapie appropriée, ou une psychanalyse lorsqu’elle est possible pourra opérer une « guérison » durable en permettant au patient de pouvoir, à terme, se passer de sa médication. Sans les neuroleptiques, aucune psychothérapie, ni de soutien, ni de fond ne pourrait être menée à bien dans le cas de schizophrènes productifs.

Ils provoquent une accoutumance.

Non, absolument pas. Ce sont les antidépresseurs et les anxiolytiques qui peuvent en induire une.

Conclusions :

Je pense très sincèrement que ni les neurosciences, ni la psychiatrie, ni la pharmacologie ne sont les ennemies de la psychanalyse ou des psychothérapies. Bien au contraire, la compréhension des inductions neurologiques de certains comportements et l’usage approprié de certains médicaments, en améliorant la compréhension du thérapeute et en améliorant, voire en étant la seule voie qui permette la réceptivité du patient sont des éléments essentiels de la réussite de toute thérapie, qu’elle soit de fond ou de soutien dans des cas qui d’ailleurs, il y a quelques années encore restaient apparemment inaccessibles aux psychothérapie et surtout à la psychanalyse.

Je pense aussi que, quelque soit notre discipline ou notre orientation, ce qui devrait nous guider en tout premier lieu, ce n’est pas la défense irraisonnée de nos chapelles, mais l’intérêt du patient, qui passe dans bien des cas par la collaboration, le partage et la multidisciplinarité. 

Enfin je crois que la psychanalyse, invention géniale d’un neurologue du 19ème siècle nommé Sigmund Freud, a tout intérêt, tant pour son avenir que pour le bien être de ses « analysants » a se remettre en question en acceptant cette collaboration et cette multidisciplinarité, et en adaptant son cadre aux réalités du temps présent et à celles de ses patients. Ceci est d’autant plus évident pour moi qui travaille soit dans la rue, soit dans des milieux particulièrement précarisés, que ce soit avec des SDF présentant des psychoses réactionnelles ou autres, des schizophrènes, ou encore avec des enfants présentant des troubles autistiques ou des troubles graves du comportement résultant essentiellement d’un vécu difficile, voire insupportable. Freud lui-même, qui se prit parfois à rêver à un lieu où même les plus démunis pourraient recevoir les bénéfices de la psychanalyse, Freud le neurologue, aurait eu, s’il lui avait été donné de vivre à notre époque, une toute autre approche !

Jean-Marie (Iaqov) Demarque
Psychanalyste

Sources :

La schizophrénie, Catherine Tobin, Editions Odile Jacob, Paris 1998.

La schizophrénie : la reconnaître et la soigner, Pr Nicolas Franck, Editions Odile Jacob, Paris 2006.

Cerveau et comportement, Bryan Kolb & Ian Wishaw, Editions De Boeck & Larcier, Bruxelles 2002.