jeudi 21 juillet 2011

Au Nom-Du-Père... Par Jean-Marie Demarque, théologien, psychanalyste.

Au Nom-Du-Père...

Par Jean-Marie Demarque,
Théologien, psychanalyste.


Un terme banal s'il en est pour qui n'y prête qu'une attention distraite mais qui peut soudain, à quiconque s'y arrête pour en sonder les profondeurs révéler des aspects cachés de son histoire, les illuminer d'une clarté insoupçonnée, leur donner sens .
Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, dans leur « Dictionnaire de la Psychanalyse[1] »en donnent, en tête de l'article s'y rapportant, la définition suivante : « Terme inventé par Jacques Lacan en 1953, et conceptualisé en 1956 pour désigner le signifiant de la fonction paternelle. »
Tiens, c'est amusant : moi j'ai été « concrétisé » en 1956 !
Mais laissons-là la plaisanterie, essayons d'y voir plus clair et interrogeons-nous sur le sens du mot « signifiant ».
Emprunté au structuralisme de Ferdinand de Saussure, cette expression devient chez Lacan ce quelque chose qui, sans que le sujet le sache va déterminer sa pensée, ses mots, ses gestes et peser in fine parfois lourdement sur son destin. Nous pourrions donc voir dans le « Nom-du-Père »l'impact laissé dans notre existence au sens fort du terme par tout ce qui a bâti, de manière consciente ou inconsciente notre personnalité, comme un reflet de la transmission du nom « de famille » dans notre lignée agnatique. Du nom, bien sûr, mais aussi des traditions, des « habitudes » sans doute, et, au-delà de tout cela, bien d'autres choses infiniment plus complexes et parfois, sinon toujours, pesantes ! Transmission parfois même des frustrations : 
« Ils seront pharmaciens, parce que papa ne l'était pas ![2] »

Ce que fut mon père, par-delà la vie et le nom qu'il m'a donnés, par-delà même l'éducation que j'ai pu recevoir de lui a façonné mon être à l'image de ce qu'il fut ou, a contrario, comme une sorte de négatif de ce qu'il a pu être ou signifier pour moi. Une constatation générale qui s'applique dans la plupart des cas à chacun de nous : nous sommes tous fils ou fille de quelqu'un, dont généralement nous portons le nom, et que nous imitons ou rejetons, consciemment ou non... La part de l'inconscient étant ici, je crois, vraiment celle du lion !

J'ai le sentiment très net, et de plus en plus au fur et à mesure de ma propre analyse, que l'entièreté de ma vie dans ses moindres détails prend sens pour moi dans ce « Nom-du-Père », là même et peut-être surtout où j'ai été en réaction, tentant d'être moi-même, d'être « autre[3] » sans pouvoir échapper au « moule » dont j'étais issu. Conçu, procréé que j'étais à l'image et à la ressemblance de mon père[4]. Et lorsque parfois j'ai voulu me dissocier de ce label que je n'avais pas plus demandé que de naître, je n'ai réussi, avec souvent beaucoup de douleur, qu'à me constituer comme étant son négatif, au sens photographique du terme !

Une chose, une seule a joué, de manière drastique et a pu rompre les chaînes qui me tenaient captif,  une chose pénible, difficile, douloureuse: le drame d'un double deuil brutal qui me privant de mes racines comme de mes branches me laissait face à moi-même et à la vie comme un simple tronc susceptible seulement de consomption ou de façonnage. Fort heureusement, après quelques tâtonnements, c'est pour ce dernier que j'ai opté !

Façonnage que j'appellerais d'ailleurs plus justement « reconception », puisque je perçois, jusqu'au plus intime de mes fibres profondes ma vie d'aujourd'hui comme une renaissance, au sens le plus plénier. Une expérience que je connais bien, de par mon passé chrétien où j'ai pu parfois la percevoir dans un cadre essentiellement spirituel, celui de la « nouvelle naissance » du converti, du « mécréant » qui vient à la foi et à qui il est signifié que son passé est effacé, qu'il est « né de nouveau » ! J’ajouterais qu’ici, c’est encore différent dans le sens ou je crois qu’il serait plus adéquat de parler de naissance que de renaissance, le dernier terme impliquant une répétition, le premier renvoyant à un acte initial, nouveau, totalement fondateur.

Mais ici c'est différent, et bien plus fort : a de nombreux égards, je n'ai plus rien de l'homme que j'ai tenté d’être auparavant, tout en restant, fondamentalement qui j'ai toujours été, ou plutôt, en en prenant conscience. J'ai la nette conviction de n'avoir pas vraiment, « véritablement » vécu ma vie passée, qu'elle ne fut qu'un long et laborieux accouchement de qui je suis depuis toujours mais dont la personnalité véritable n'a jamais pu vraiment s'épanouir, engluée qu'elle était dans les liens du « Nom-du-Père »! J’ai le sentiment d’avoir vécu comme « par procuration », entendant par là que je n’étais pas , je n’existais pas moi-même ni par moi-même mais selon le modèle, le moule constitué par mes parents, mes grands-parents et ainsi de suite. (à condition de considérer, bien sûr, que le concept du NDP ne soit pas exclusivement référent au père biologique mais puisse s’appliquer à l’influence de tout « ascendant ».)

D'aucuns sans doute, lisant ces lignes, s'exclameront : « folie » et n'auront aucune peine à trouver, au sein des pages du DSM maintes preuves de leur constat! Pourtant, à en envisager les résultats, j'aurais plutôt tendance à dire « sagesse » ! Jugez plutôt :

Pétri, malaxé dans l'argile d'un christianisme pratiquant et triomphant j'ai été habité, depuis ma plus prime jeunesse, par un sentiment de culpabilité, transmis et lié à l'idée obscure du péché, jointe à une angoisse ressentie souvent comme épaisse et pesante face à mon inéluctable finitude et surtout aux punitions aussi hypothétiques que redoutées, que je croyais, par une sorte d’atavisme, promises à tout pécheur dans un non moins hypothétique au-delà, voire déjà dans l’immédiateté du temps qui lui est imparti, par le truchement d’événements difficiles et pénibles qui inévitablement émailleront –ou plus sûrement pourriront- sa vie.

Mais plus tard ou maintenant, en vertu de quoi justifier cette potentielle rétribution de nos actes ? Quel système, quelle croyance peut faire la démonstration de cette dernière comme étant à la fois logique et inéluctable ?

A démonter et retourner dans tous les sens les genèses fondatrices de mes « croyances[5] », à en démêler les nœuds à la force de l’esprit[6] , force m'est aujourd'hui de constater, avec sérénité, qu'elles n'ont aucun sens autre que celui ou ceux qu'ont voulu parfois y apporter des humains en quête dejustification . L’homme est ainsi fait : il a besoin de croire, besoin aussi de nier cette finitude qui lui fait si peur, quitte à s’inventer une obligatoire continuité sans la foi en laquelle il lui est bien difficile d’assumer son existence.
Pourtant rien, absolument rien ne peut me porter à croire qu’il y ait un avant et un après notre existence qui se fonde sur autre chose que purement logique ou contingent. En dépit de sa complexité, en dépit du fait qu’il soit une merveille dont nous ignorons encore bien des secrets, rien ne permet de démontrer ni même d’affirmer que l’être humain soit autre chose que le fruit d’un assemblage et d’une évolution logiques, sans la moindre intentionnalité créatrice ou autre qui justifierait sa présence dans notre monde. C’est ici et maintenant que je pense et que je suis, pas hier ni demain ! Dès lors pourquoi focaliser mon attention sur autre chose que l’instant présent, qui du reste n’est déjà plus à l’instant même où je l’envisage ? S’il est vrai que je sois la résultante d’un désir, en tant qu’individu, cela n’annule pas la possibilité que l’Homme, dans son acception générique ne soit autre chose que le fruit d’un hasard, plus ou moins heureux selon le point de vue dont on dispose !

Donc, et par conséquent, pourquoi lier notre vie et orienter celle-ci en fonction d’idéaux qui ne sont que des façons de concevoir l’existence, héritées pour la plupart d’une transmission plus ou moins traditionnelle ? Pourquoi me soucierai-je de mon « au-delà » quand la logique veut que ma vie, mon existence cesse de manière aussi sûre et définitive qu’elle a commencé ? Pourquoi surtout, optant pour ces « idéaux », irais-je infléchir le cours de cette existence si courte qui m’est donnée en m’imposant de suivre des choix et des règles conformes aux idées et croyances, aux traditions de ceux qui m’ont précédé et m’ont marqué de leur empreinte ?

Notre vie commence et finit. Point.

Entre ces deux étapes, un seul véritable choix s’offre à l’homme : celui d’être vraiment, ou de n’exister que par procuration.

La plupart d’entre nous optent, de manière plus ou moins marquée, pour la seconde solution. J’ai le sentiment très net d’avoir moi-même, et pendant très longtemps, suivi cette voie-là, qui selon ce que j’en perçois inscrit son parcours dans la foulée du « Nom-du-Père » et des options et choix de vie orientés par ce concept. Oui, durant des décennies, j’ai vécu comme par procuration, tentant vainement d’exister là même où je n’arrivais pas à être ! Et, partant, j’ai « oublié de vivre », avec toutes les conséquences corollaires à cet oubli !

Or, si l’homme veut être lui-même, il se doit d’être unique et non à l’image ou à la ressemblance de qui que ce soit, le concept de D.ieu n’étant, en cette matière qu’un pis aller, prenant fort à propos la place d’un Père devenu parfois pesant.

Etre soi implique la rupture avec les liens paternels dans toute l’acception du terme, et la prise de conscience d’une existence qui n’a pas à se mouler mais à se sculpter, prenant totalement les rênes de sa vie et en endossant la seule et unique responsabilité. L’homme ne peut vraiment se réaliser qu’en se détachant des liens qui l’entravent au « Nom-du-Père ».
N’être redevable de rien d’autre que du don de la vie, ce qui, en soi, est déjà suffisamment énorme pour qu’on puisse se passer d’avoir à porter autre chose ! Et si ce don s’est réalisé dans l’amour, tant mieux car ce sera un « plus » structurant pour la personne. Le reste n’est pas absolument nécessaire et peut s’avérer plus que réducteur !
 Si je suis un homme, je me dois de vivre ma vie exactement comme je l’entends, et non comme « on » m’a dit ou appris à la vivre. Et je n’ai surtout pas à la bâtir en fonction d’une soi-disant rétribution post-mortem.
 « La mort est un état de non-existence. 
Ce qui n'est pas n'existe pas. 
Donc la mort n'existe pas. »
C’est Woody Allen qui parle et l’on ne peut, je crois, mieux dire ! Dans un même ordre d’idée, il nous faut donc bien reconnaître que lorsque la vie n’est plus, elle n’existe pas non plus, et qu’il ne saurait donc exister « d’après » autre que celui d’un retour ou d’une fusion au néant dont nous sommes issus, à ce « vide » qui ne l’est pas vraiment. A l’Ein Sof cher aux Kabbalistes!
Il y a donc seulement un « pendant ». Pas d’avant ni d’après. Sachons donc vivre pleinement et sans entrave le « pendant », tant qu’il nous est donné. Nous rejoignons ainsi le « carpe diem » cher aux disciples d’Epicure. Cher aussi à d’autres sages, comme au Bouddha qui a cette phrase : « Le secret d’une bonne santé du corps et de l’esprit, c’est de ne pas ruminer le passé, de ne pas s’effrayer de l’avenir ni d’anticiper les difficultés à venir, mais de vivre l’instant présent avec sagesse et sérénité ».

Jean-Marie DEMARQUE
Théologien
Psychanalyste

Notes :
[1]    PLON M. & ROUDINESCO E., Dictionnaire de la Psychanalyse, Arthème Fayard, Paris, 1997.
[2]    BREL, Jacques, in « Les Bourgeois ».
[3]  « Moi est Autre » ? N’est-ce pas là quelque chose qui nous ramène au stade du miroir, au moment où l’enfant fait la dissociation entre l’image perçue initialement comme celle d’un « autre » et le reflet de sa propre corporalité ?
[4]  Manière de dire qui renvoie au Livre de la Genèse et à la conception judeo-chrétienne de l’homme, créé « à l’image et à la ressemblance de son Créateur », mais qui beaucoup plus prosaïquement renvoie au traditionnel compliment à l’égard du nouveau-né : « comme il ressemble à son papa ! » (ou « à sa maman » selon le cas !)
[5] J’appellerais « croyance » tout ce qui découle d’une foi transmise et non objectivée, non assimilée par réelle conviction personnelle. J’ai été chrétien par « foi transmise » et non par choix propre, même aux instants où je me suis cru être devenu l’auteur de ces choix.
[6] Esprit à entendre ici au sens de ce qui est psychique et non de ce qui est spirituel. L’hébreu, comme le grec sont plus explicites à ce sujet que le français !

1 commentaire:

  1. Bonsoir Jean-Marie, je cherche à avoir de tes nouvelles mon vieil ami des pavés et des rues. Stéphane Ferretti

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