jeudi 21 juillet 2011

Du grand Autre au Réel : être ou ne pas être (Athée) ? Par J-M. Demarque, psychanalyste.

Du grand Autre au Réel :
Etre ou ne pas être athée ?
Par Jean-Marie Demarque,
Théologien, Psychanalyste


Est-ce un effet du temps qui passe ? Depuis quelques années j’avais résolument tourné le dos à mes racines chrétiennes, ou plutôt à une quelconque forme de croyance en un D.ieu tel que nous le décrivent les trois grandes religions monothéistes, à savoir un D.ieu créateur, tout puissant, omniscient, aimant et qui récompenserait les « bons » et punirait les « méchants ».

D’ailleurs y avais-je jamais cru ?
Je ne le pense pas !

Le pasteur que je fus n’a jamais tenté de convertir quiconque à des idées qu’il ne partageait pas, et le théologien que je reste a toujours été réfractaire à toute dogmatique, à tout formatage de l’esprit . Je ne crois plus aujourd’hui, pour y avoir longuement réfléchi, ni à la divinité du Christ, ni à l’intervention de l’Esprit dans sa venue au monde, ni encore moins en la résurrection, qui sont autant de clichés mythiques communs à nombre de religions et qui prennent leurs sources parfois très loin dans l’histoire : je pense ainsi à l’histoire merveilleuse d’Osiris et à la quête d’Isis, débouchant pour elle sur une parturition miraculeuse à l’issue de laquelle elle enfante Horus sauveur de l’humanité et vainqueur du mal…  Les similitudes avec la conception virginale de Marie et l’inscription messianique de la personne de l’homme Jésus dans « l’Histoire du Salut » sont trop flagrantes pour qu’on les balaie d’un revers de main !

Il n’empêche que je suis homme, et que comme tel je me pose comme tout un chacun la question de mon origine, de celle de la vie en général, et du sens de la mienne en particulier.

Suite à un parcours personnel parfois assez chaotique et difficile, je m’étais en quelque sorte enfermé dans le déni de D.ieu, n’arrivant pas vraiment cependant à me définir sur le plan d’une croyance ou de son absence. Tour à tour, je me présentais comme agnostique, voir comme athée, mais ces qualificatifs ne me satisfaisaient pas.
Une seule racine restait fermement plantée dans mon être intérieur : celle d’un certain judaïsme, que j’avais beaucoup approfondi durant mes études de théologie, et surtout durant les quatorze années de mon ministère pastoral, à un point tel que certains de mes collègues, et de mes paroissiens me reprochaient  alors d’être plus juif que chrétien. Je dois dire que cela me plaisait assez, même si ce fut une des sources de ma « chute »…
N’empêche, durant les quatre dernières années, à l’issue de mon « excommunication » de l’Eglise Protestante Unie de Belgique, j’ai vécu assez mal ce déni du divin, cette totale rupture avec tout ce qui, pendant plus de vingt ans avait constitué pour moi le centre, la motivation première de ma vie. Je m’étais donné à fond à la théologie, je pratiquais quotidiennement ou presque l’exégèse des textes sacrés de la Bible hébraïque ou du Second Testament[i] dans leurs textes originels, je me plongeais dans l’étude du Zohar, du Sefer Yetsira, je me passionnais pour la phénoménologie des religions, je lisais le Coran, les Hadits, les écrits de maîtres Soufis… Et puis, du jour au lendemain, plus rien de tout ça !

En une année, j’ai revendu quelque 4000 bouquins d’une superbe bibliothèque que je m’étais constituée au fil du temps… Par nécessité sans doute, mais aussi et surtout par dépit et colère. Un geste que je regrette amèrement  aujourd’hui…

Dans les premier temps, et jusqu’il n’y a pas très longtemps (je peux donner une date précise !) je me suis reproché d’avoir « perdu mon temps » à faire de la théologie, d’y avoir gaspillé près de la moitié de mon existence… Puis un jour j’ai subitement compris que ce « passage » était à envisager dans un ensemble, et qu’il faisait l’écheveau  d’un fil rouge qui m’avait mené à la psychanalyse, comme usager d’abord, comme praticien ensuite… Et la semaine dernière, à la lecture d’un livre De Marc-Alain Ouaknin, intitulé « Tsimtsoum[ii]», je découvrais une étrange continuité à ce « fil rouge » !

C’est au départ de la troisième partie de cet ouvrage, intitulée « Corps et Graphie », et particulièrement  du passage titré « La guérison : Dénouer les nœuds ; Méditation et psychanalyse » que j’ai tenté d’élaborer la réflexion que je développe ci-après. Permettez-moi d’en poser quelques jalons :

La santé :


En hébreu, le mot « santé » se dit « bériyout », et dérive de la racine « bériya », qui renvoie à la création du monde, elle-même issue du verbe « bara », qui signifie « créer » et qui ne peut avoir que D.ieu comme sujet. Ce qui revient à dire que la santé est d’ordre sinon divin, à tout le moins spirituel. Ce pourquoi sans doute la sagesse populaire admet communément que « le moral, c’est cinquante pour cent de la guérison » ! Autrement dit, que l’on soit ou non croyant, cette dernière passe très largement par un psychisme équilibré.
La « bériya », la « création » est un passage du néant à l’être. Etre en bonne santé (bériyout), c’est être une créature consciente d’être en devenir, en passage permanent entre le néant et l’être, ce qui se traduit par la dialectique entre le « je » et le « il n’y a pas de » (le néant), qui s’écrivent tous deux avec les trois mêmes lettres , ordonnancées différemment :  « Ani », « Je », s’écrit aleph noun yod, tandis que « Ayin » , « rien », s’écrit aleph yod noun.  Les deux mots ont la même énergie sémantique. On ne peut pas, à mon avis, ne pas faire le rapprochement entre ce devenir du rien au je, et le fait de permettre par l’analyse au patient de devenir sujet.

Les deux sujets : du petit autre au grand Autre et de la réalité dynamique au Réel immuable.


Il y a, en hébreu, deux manières de dire « je » :

Celle de l’être humain, qui se dit « ani », et que nous venons de voir plus haut. Elle se réfère à un être en perpétuelle formation ou évolution, à un « en train de se réaliser », essentiellement par la parole.
Et puis il y a celle de D.ieu, qui se dit « Anoki » et traduit un « je » déjà pleinement réalisé, totalement autre par rapport au premier, accompli par la parole, le Verbe créateur qu’il transmet via les Ecritures, selon une exégèse talmudique qui décompose le « anoki » en « Ana Nafchi Ketivat Yahavit », ce qui signifie, littéralement « Moi, mon âme, je la donne par l’Ecriture ».

Le « Je » humain, par le fait même qu’il renvoie à un devenir permanent, implique qu’il n’y ait rien de définitivement déterminable chez aucun homme, quel qu’il soit. Ce qui à mon sens renvoie à l’inanité de l’usage, en psychanalyse, des étiquettes diagnostiques : Un être humain n’est ni évaluable ni classable, en ce sens qu’il est unique et qu’il est toujours bien au-delà de ce qui à un instant « T » pourrait le déterminer ! En perpétuel mouvement, qu’il soit régression ou évolution, l’homme est par sa nature non identifiable, non étiquettable.

De la maladie à la guérison :


Jacques Lacan a eu cette jolie formule : « La maladie est un « mal-à-dire » !

Le mot hébreu pour dire « guérison » est le mot « teroupha », qui est phonétiquement proche du mot « thérapie ». Par un jeu de mot talmudique basé sur une prophétie d’Ezéchiel, on arrive au mot « literoupha », qui signifie « dénouement », que les maîtres talmudiques ont décomposé en « lehatir pe », déliement de la bouche. Donc, pour le Talmud, la thérapie est un déliement des nœuds de la bouche, et la guérison passe donc par la parole. La maladie, elle,  passe essentiellement par une impossibilité de dire, un nouage de la parole et  donc le « traitement » consistera à permettre au patient le relâchement de ses nœuds par la parole librement formulée, sans contrainte aucune, dans un cadre de neutralité bienveillante.

Curieux parallélismes, étranges similitudes entre la pensée juive et la psychanalyse, inventée par un homme qui bien que se réclamant d’un athéisme absolu n’a jamais renié sa judéité ni donc, très vraisemblablement, son enracinement culturel dans ce terreau particulièrement riche qu’est le judaïsme que je qualifierais volontiers d’intellectuel, au sens le plus noble du terme !

Mais voici justement que se trouve maintenant posée la question de l’athéisme : La psychanalyse est-elle athée ? Implique-t-elle, de la part de ses praticiens et de ses usagers un renoncement  à leur foi éventuelle ? Et même : un athéisme pur ne serait-il pas en contradiction avec l’esprit de la psychanalyse  dans la mesure où il sous-tendrait une revendication hautement polémique et contradictoire ?

Essayons d’y voir plus clair…

Nom-de-Dieu !


Si l’on s’en réfère à l’histoire, il semble bien que D.ieu, du moins son concept  biblique, assimilable à celui de Nom-du-Père en psychanalyse, n’ait pas toujours existé et que l’homme lui soit bien antérieur ! Le fait, pour l’Homo Sapiens Sapiens d’enterrer ses morts n’implique aucunement qu’il ait déjà eu la notion d’un « D.ieu de ses Pères ». Il faudra Abraham, vers 1800 AEC[iii] pour que cette notion apparaisse dans la tradition ! L’homme, lui, vaquait à ses occupations depuis déjà plusieurs millénaires !

Mais alors ?  Qu’en est-il donc de D.ieu et de son rapport, ou de l’absence de ce dernier à l’analyse ?
Je me permets de citer ici un article de Michel Bousseyroux[iv], pour ce qu’il affirme à ce propos :

« Mettre l’analyse sur les pieds c’est y mettre Dieu à sa place, qui n’est pas celle du mort, mais de l’endormi qu’est, dans la Traumdeutung[v], le père du rêve de l’enfant mort qui brûle et qui dit ‘Père, ne vois-tu donc pas que je brûle ?’. Comme ce père réel qui ne voit rien, qui, alors qu’il devrait veiller son fils mort est dans le cirage – parce que trop occupé à jouir dans les bras de Morphée, le fils de la Nuit et du Sommeil-, Dieu est inconscient, Dieu jouit. Nul ne l’a dit mieux que Bataille[vi] : Dieu, s’il’savait  serait un porc ! »

D.ieu est-il , et comment ?


Si l’on peut admettre que D.ieu n’existe pas au sens d’une réalité perceptible et démontrable par l’homme , il est toutefois à prendre en compte comme ex-sistant !

C’est Lacan qui le souligne dans son séminaire R.S.I de 1974, lors duquel il déclare :

« Dieu  ex-siste(…) il est le refoulement en personne, et même la personne supposée du refoulement »

Cette ex-sistence ne signifie pas son existence, telle que nous l’apprend le catéchisme ou la Bible qui le situe comme réalité dans un lieu déterminé et inaccessible, mais comme « ce qui donne du jeu au réel du nœud de la structure dont il est une implication topologique ».

En 1976, dans son séminaire sur le sinthome, Lacan situe le lieu de la jouissance de D.ieu sur le nœud borroméen mis à plat et déclare :

« Il y a quelque chose dont nous ne pouvons jouir. Appelons ça la jouissance de Dieu, avec le sens inclus là-dedans de jouissance sexuelle[vii] ».

Il y a un « mais » !


Il nous faut faire appel ici à la notion de l’autre (le « petit » autre), et à celle du « Grand » Autre.
Si je rencontre une personne et que je la salue, je m’adresse à un « petit autre ».

Si par contre je m’adresse à une foule, à un concept (i.e. la Science, la Philosophie) je m’adresse au « Grand Autre », écrit avec un « A » majuscule. Or D.ieu, s’il existait (ici au sens commun du verbe « exister ») serait forcément une instance supérieure au Grand Autre. Il devrait donc être « l’Autre de l’Autre » et, partant, être identifiable, définissable, compréhensible !

Or c’est impossible, puisque par sa nature il est inconnaissable et donc indicible. Il ne saurait donc y avoir d’Autre de l’Autre !

Et, particulièrement dans ce cas, là où il n’y a pas, là où il y a un manque, il ne saurait donc exister qu’un vide, qu’un trou !  D.ieu, dans son ex-sistence, se voit attribuer par Lacan la jouissance, tout comme on lui a d’ailleurs attribué aussi  la création du monde qui cependant est juste affaire de physique…

C’est là que nous nous trouvons confrontés à un Réel, insaisissable, incompréhensible au sens fort du terme, indicible, qui ne peut ex-sister que comme trou dans la structure. Un manque, un vide, mais un vide qui n’est pas néant, exactement comme dans la notion de l’Ein Sof de la Kabbale !

C’est aussi le sens, finalement, de la réponse faite à Moïse par D.ieu dont le patriarche cherche à s’approprier, au-delà du Nom, la Personne : « eye asher eye » : « je suis qui je serai » . C’est là, sur le Sinaï, que littéralement Moïse se heurte au Réel ! Et c’est là, pour reprendre une savoureuse expression de Lacan, « qu’il se casse la gueule » !

Le Réel, c’est l’Inconscient… c’est l’impossible ! L’impossible, c’est D.ieu ?


L’homme ne peut se satisfaire d’une structure trouée : il va lui falloir y placer un bouchon, y rapporter une rondelle… Et ce bouchon, cette rondelle, ce seront ses fantasmes !
S’il est impossible que D.ieu existe, il ex-siste cependant  comme Réel , en réponse à notre quête de sens, apportée par notre Inconscient.

Rapport à la castration :


Le vide, le trou, implique aussi une différence, un manque à combler.

Pourquoi l’homme éprouve-t-il la nécessité d’affirmer D.ieu, ou a contrario de le dénier ? Les deux relèvent d’un rapport à la Loi du Père, acceptée ou réfutée comme telle et le « Nom-de Dieu » s’avère en réalité être un « Nom-du-Père » s’exprimant  tout à la fois au travers du désir et de la crainte de l’homme à son égard qui viennent, par le fantasme, suturer la blessure de la castration constituée par ce manque, cette différence.
Sans ce recours à tout le moins minimal à une forme de croyance, fut-elle agnostique, je me demande comment l’homme pourrait gérer ce manque, comment il pourrait arriver à « boucher ce trou » sans tomber dans un athéisme revendicateur d’un déni frisant parfois la forclusion pure et simple. La forclusion…d’un Nom-du-Père, avec les conséquences qu’on lui connaît !

En clair, je pense que celui qui s’acharne à démontrer que croire , même de manière strictement basique est une ineptie, est en réalité beaucoup plus proche d’un possible délire que ne l’est le croyant.  Et je reprends à l’appui de ceci une phrase prononcée par Lacan dans son discours à l’EFP, le 6 décembre 1967 :

« L’athéisme, c’est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n’intervient pas dans ce monde ».

Si l’on peut sans aucun doute décalquer cette affirmation et l’appliquer, à l’inverse, à la croyance, je pense qu’il y a plus d’équilibre à trouver dans cette dernière que dans sa réfutation à tout crin ! Moi qui, en raison d’épreuves difficilement supportables suis passé sans transition d’une foi très libérale à une sorte d’athéisme réactionnel radical, je puis affirmer qu’aujourd’hui ma raison et l’introspection obligée d’une analyse personnelle d’ailleurs encore en cours m’inclinent à penser  que si les réponses à nos questions se trouvent bien dans notre Inconscient, je ne saurais dès lors y chercher qu’en vain les assises d’un athéisme qui, in fine, déniant à tout prix l’ex-sistence de D.ieu , reviendrait du même coup à annihiler le Réel indicible et donc à m’auto-nier !

Je préfère admettre que si le Réel me dépasse et m’échappe, il n’en est pas moins ce qui me fonde en tant qu’être humain doté de la parole, en tant que Parlêtre ! Et il n’est nul besoin, pour être en paix avec ceci, de quelque religiosité que ce soit. Un athéisme pur et dur serait d’ailleurs, en la matière, la pire de toutes !

Jean-Marie Demarque
Théologien
Psychanalyste

Sources :
« De l’Autre à la garantie de l’Autre qui n’existe pas » ; Cartel de Ariane Chottin, Marie-Hélène Issartel, Françoise Labridy, Claire Piette, Francesca Pollok, Jacqueline Dheret (Plus-un), sur http://WWW.causefreudienne.net/etudier/essential/
« Nous sommes tous …’des petits hommes faits d’esprit Schreber’ ; Il était une ‘foi’…Le Président Schreber » ; Christophe Bormans, http://1libertaire.free.fr/Croyancepsy.html
Jacques Lacan, Le grand Autre, http://www.akadem.org


Notes :

[i] J’ai toujours préféré l’usage de ce terme de « Second Testament », préférentiellement à celui, plus courant, de « Nouveau Testament » : ce qui est nouveau est censé remplacer l’ancien, et ici, contrairement à ce qu’en proclament les Eglises chrétiennes, ce n’est de toute évidence pas le cas. Jésus n’a pas fondé l’Eglise, et ses disciples n’étaient pas des chrétiens mais des juifs !
[ii] [ii] Marc-Alain OUAKNIN, « Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque », Spiritualités Vivantes, Albin Michel, Paris 1992.
[iii] AEC : « Avant l’Ere Commune », me paraît plus neutre et plus justifiable que « Avant Jésus Christ » ou que « Avant l’ère chrétienne ».
[iv] Michel BOUSSEYROUX, « Dieu dans son trou »
[v] Sigmund FREUD, « L’interprétation des Rêves », PUF, Paris, 1971, p.433
[vi] G. BATAILLE, « Madame Edwarda », Œuvres Complètes, III, Gallimard Paris 1971, p.31
[vii] J. LACAN, Séminaire XXIII, le Sinthome, Seuil, Paris 1975, p.61

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