samedi 6 août 2011

Du corporel et de l’incorporel dans la psychose mélancolique Par Olivier Douville, Psychanalyste



Le Conseil d'Administration et les Intervenants Agréés de l'Association UTOPSY -LA NEF DES FOUS remercient Olivier Douville d'avoir permis la publication de cet article très fouillé et complet sur ce blog.


Pour L'Asso,
Jean-Marie Demarque,
Président



Du corporel et de l’incorporel dans la psychose mélancolique

Par Olivier Douville (Psychanalyste, E.P.S de Ville-Evrard, Maître de conférences des Universités, Laboratoire C.R.P.M.S. Université Paris 7)


« Par quels mots je pourrais entrer dans le fil de cette viande torve, je suis celui qui, pour être, doit fouetter son innéité » 
Antonin Artaud, Œuvres Complètes tomes I à XVI, Paris, Gallimard, 1956-1994, tome I, p. 9 


1. Ouverture

1.1 La position mélancolique

Il peut revenir aux cliniciens et aux philosophes contemporains de situer en quoi les discours sur la mélancolie et les discours mélancoliques, transposent de larges parts des problématiques singulières du rapport de chacun à sa fondation anthropologique, au sens qu'en lui, il héberge de l'Autre et des autres. Chaque époque, sans doute, se fixant sa version de la modernité, connaît une crise de finitude en regard de l'absolu qu'elle croit s'être donné. Émergent alors, non sans douleur, des figures éponymes de l'entre-deux, du latent et du neuf. Des métamorphoses immémoriales que le génie mélancolique contemple et éparpille, non sans faire montre ici d’une générosité de dilapidateur.

1.2. Le thème de la mélancolie

La mélancolie toujours escortera les tendances au retrait, à l’exil. Elle double toute séparation d’un exil intérieur, presqu’infini.

Lorsque surgissent de nouvelles coordonnées du rapport de l’humain à l’absolu qu’il se donne : Rapport de l’homme à sa raison, à ses altérités, on voit refleurir le motif de la mélancolie. Temps du retrait, avec ce que cela suppose d’une voie possible pour la sublimation, mais aussi d’une tentation souveraine, d’une force de captation de la mélancolie sur le mélancolique. Dans la mesure où l’enfermement mélancolique finit par ne plus accuser la présence d’autrui, la prostration mélancolique se fait un laboratoire psychique où le sujet peut être captivé par ses propres démons intérieurs. Les errants, et les ermites se retrouvent assaillis par les pensées inconvenantes, de façon quasi-hallucinatoire ; la mélancolie de repli et de retrait devient un milieu que, depuis de Saint Jérôme, les moralistes de la chrétienté nommeront « Bain du diable ». Les Pères de l’Église affirment fortement l’unicité de l’âme et son étroite liaison au corps, soit que l’âme pénètre le corps intimement (Grégoire de Nycée), soit qu’elle enveloppe le corps (Macaire l’Égyptien). La littérature patristique affirme aussi, le plus souvent, l’indépendance de l’âme du point de vue de son essence, alors qu’elle apparaît dépendante du corps pour ses manifestations

Il y a en effet plus de chance d’être mélancolique dans un univers marqué par le monothéisme qui ne prévoit pas de Dieu "de rechange", même si pourtant la première définition de la mélancolie a été donnée par Aristote, alors que les Grecs étaient polythéistes. En fait, ils avaient plusieurs Dieux, mais ils n’y croyaient pas. La cité athénienne s’est trouvée souvent abandonnée par les Dieux et a donc mis en place une certaine forme de monothéisme qui est celui du Logos. Lors de l’ère médiévale, des représentations de visions et de tentations des saints dénotent ce trouble de la cause mentale, en donnant à l’influence du démon une importance positive. En même temps, l’iconographie chrétienne développe les images du deuil et de l’affliction et le schème vertical et horizontal de la crucifixion devient le bâti latent de la plupart des œuvres picturales.

Par la suite, la destitution de la cosmogonie ptolémaïque, propre à la Renaissance, place l’humain devant un autre rapport au fini et à l’infini. Mais ce terrain de doute et de solitude, doutes et solitudes que renforcent les émancipations théologiques et subjectives portées par la Réforme, avait déjà été « préparé » par des auteurs qui, tel John Duns Scott, (v. 1266-1308), philosophe et théologien franciscain, formé à Oxford, opposent radicalement raison et volonté. Au « Dieu-Intelligence » de Thomas, qui rend nécessaire l’ordre naturel du monde, Duns Scott substitue un « Dieu-Volonté » qui décrète l’ordre du Monde. Cet ordre du Monde ne reflète plus que la contingence et l’indétermination, et les faits et contingents relèvent de la seule volonté divine. Ils ne peuvent plus alors se déduire des principes universels de l’intellect. Opposition radicale de la raison et de la volonté qui détruit les analogies thomistes. Une fois le monde décrété, Dieu n’a pas plus de rapport avec lui qu’il n’en a avec notre intellect. Il est possible de conférer au particulier une réalité indépendante de l’universel.

La théologie repose sur une révélation et dépend d’un acte de foi, elle ne relève d’aucune raison philosophique. Seulement un monde qui reste une pure contingence, où tout est possible et rien n’est assuré n’offre aucun caractère d’intelligibilité. Aucune science n’en devient possible. Et c’est le passage de la physique à la métaphysique qui ne peut plus s’opérer, aucune connaissance des essences ne devenant possible.

Ochkam tire toutes les conséquences de la doctrine proposée par Scott de la potentia absoluta (antériorité en Dieu et en l’homme de la volonté sur l’intellect, de l’acte de foi sur la raison). Si seules la foi et la révélation donnent une connaissance sûre des vérités transcendantes, l’homme peut, par l’observation du monde, en édifier une connaissance probable.

Or cette connaissance propre à la Renaissance découvre une excentration de la terre qui n’est plus en position de souveraineté dans le cosmos. On pourra, sans doute dans les pas de l’historien Jacob Burckhardt, parler de la Renaissance comme un âge d’or de la mélancolie. En témoignent ces tableaux qui annoncent la solitude de la création, la suspension inquiétante du temps, le règne qui s’annonce de nouvelles techniques et de nouveaux outils pour prendre la mesure du Monde. La fameuse gravure Mélancholia de Dürer, ou encore la toile de Holbein Les Ambassadeurs, nous donnent à voir l’éclatement, parfois en anamorphose, du bâti ancien des constructions picturales. Les lignes de perspective se démultiplient, au point qu’un Holbein disjoint le crucifix et le crâne du vieil Adam, toujours représenté sous la croix, en dérobant le premier sous la tenture qui compose une portion du fond du tableau, et en tordant le second dans cette anamorphose princeps qui est celle que présente le tableau dit « Les Ambasadeurs ». L’artiste peut alors se représenter dans sa solitude et sa force créatrice, comme imprégné par la tendance mélancolique et, par elle, inspiré.

La tendance mélancolique (tendance à la maladie, à la création, à la folie et à l’extase) est valorisée, mais ses représentations iconographiques tendent, à l’Âge classique, à ne plus la présenter que comme l’incarnation de la tristesse, de la « dépression » dirions-nous aujourd’hui ou plus raide encore, de la désolation.

Les Lumières tendirent à reléguer dans l’ombre la Mélancolie qui de tendance, de nécessaire et parfois enivrant rappel de la finitude devient progressivement une affection de l’âme, une passion triste, puis une maladie. Elle sera de toutes les façons, reléguée au creux du théâtre de la subjectivité moderne, ce qui portera plus tard le nom d’intériorité. La figure « psychiatrique » de la mélancolie sera la passion triste ou lypémanie selon la terminologie proposée par Esquirol. L’abattement et la fureur en deviendront les caractéristiques principales qui mèneront soit à parler de folie « maniaco-dépressive », soit à examiner les moments d’accusation active d’autrui chez des mélancoliques qui résistent à l’anéantissement de soi et d’autrui en édifiant, de façon toutefois souvent très peu solide, un délire de persécution par lequel est confirmé l’existence et la consistance de la vie, mais au prix fort, celui de la menace jamais tout à fait congédiée d’une imminence de la catastrophe. Cette naturalisation de la mélancolie importe à quelques peintres, fascinés par l’univers de la folie, dont surtout Géricault qui vient à la Salpêtrière poser son chevalet et peindre les monomaniaques.

Si Freud s’est penché sur le lien entre mélancolie et mort, par une discussion serrée sur le deuil pathologique, il le fit autrement que ne le firent les aliénistes (Cotard) qui ont créé, à la fin du XIX° siècle, la catégorie du « délire d’immortalité » lui-même imbriqué dans le « délire de négation et d’énormité ». Mais cette psychose extrême ne saurait résumer tout le champ clinique et psychopathologique couvert par la mélancolie.

Car, dès que la passion dominante dans la mélancolie ne se réduit pas à une furie de destruction ou d’autodestruction, on se rend bien compte que la Mélancolie est construction d’un mode particulier du lien à l’autre qui contrevient au mouvement sadique de rejeter dans l'Autre la douleur d'exister

Le trésor mélancolique, soit ce à quoi le sujet tient, irréductiblement, peut maintenir chez un sujet de façon présente une douleur inguérissable qui, pour un sujet, est liée quelquefois à ce que la vie a pu avoir de plus vivant. S‘y décèle et s’y dessine l’aspect insupportable du caractère répétitif de l'existence. Le fantasme, qui structure l’ordinaire d’un rapport tenu pour plausible à la réalité, fait lien. Or, dans la mélancolie, à jamais exilée de la chair de l’objet, la douleur d'exister est plus douleur de l'insistance et de la répétition que douleur de déchirure ou de perte.

1.3. Questions pour la clinique analytique

Il est à souligner que reconduisant un peu ce qui s’était passe au Burghölzi où il s’agissant d’écouter les effets de la dissociation à la lumière des thèses de Freud sur le travail langagier du rêve, Lacan utilisa la psychose pour mieux expliciter ce qu’était pour le sujet humain (donc parlant) les axes de métaphore et de la métonymie. La psychose nous présente un sujet non inscrit dans la fonction phallique. De ce fait, elle nous donne accès aux effets de cette fonction phallique. On peut ensuite remarquer que l’intérêt de Lacan pour la psychose a pu correspondre à deux moments importants des rencontres entre psychanalyse et psychiatrie : l’un qui signalait l’intérêt des psychiatres pour des conceptions dynamiques, phénoménologiques et psychanalytiques des psychoses, comme en témoignent maints débats publiés dans l’Evolution Psychiatrique de 1930 jusqu’au début des années soixante (et dont témoignent encore, entre autres lieux d’élaboration clinique Les « Écoles » de Sainte Anne ou de Ville-Evrard); l’autre qui correspondait à la venue de psychanalystes dans des lieux publics de soin, mouvement amorcé dès les années vingt avec Eugénie Sokolnicka qui s’installe en France avec l’aval de Freud et qui, introduite par Georges Heuyer à l’hôpital Sainte-Anne, analyse des médecins psychiatres du service du Pr. H. Claude, et qui s’est tout à fait amplifié avec les inscriptions institutionnelles de J. Aubry, F. Dolto et M. Mannoni.

En ce sens travailler sur la psychose donnait à la théorie lacanienne une bonne part de son impulsion et assurait aux psychanalystes qui exerçaient en institution psychiatrique de soin un élan vers un renouvellement de la théorisation et de l’invention des dispositifs cliniques. Bien évidemment d’autres facteurs plus ou moins liés à l’effet des théorisations lacaniennes rendent compte de cet intérêt pratique et doctrinal pour la psychose, je mentionne là, de façon toute allusive les expériences de psychothérapies institutionnelles.

Récapitulons deux points notables de cette progression de la théorie lacanienne par rapport à la psychose

- À savoir que la dite unité du corps propre et la façon dont l’anatomie s’accorde à la pulsion tient à ce que la parole et la chaîne signifiante sont déjà organisées.

- À considérer ensuite la distinction entre certitude et question. Ainsi l’opposition entre érotomanie et hystérie fait contraster deux modes d’être du sujet. Dans l’érotomanie il est certitude, dans l’hystérie, il est question. Il y a une question hystérique, il n’y a pas de question érotomane. Plus exactement, l’érotomanie détermine les questions. Le sujet hystérique interroge les signes émis de l’autre pour y trouver son être (soit ce qui en définitive lui échappe), l’érotomane interroge l’écart entre les faits et le postulat. L’un demande ce que ça veut dire et a besoin du signifiant que coalisent les signes du désir de l’autre, alors que l’érotomane le sait. Il sait qu’il est aimé par l’autre. Ce repérage nettement dégagé et proposé par C. Soler (2002) nous sera utile pour poser un distingo entre la dépressivité névrotique toujours perturbée de ne pas être à la hauteur des cruautés de l’idéal et la position mélancolique toute de certitude d’être le lieu de ce qui menace la qualité de présence vivante chez autrui. Le mélancolique sait que l’autre pa^tit de sa faute.

L’exportation du terme de mélancolie dans trop de champs ne peut que poser problème. En effet, repartons de la clinique des psychoses et osons une comparaison, certes un peu trop brusque.

Qu’y a-t-il de commun entre une douleur névrotisable de vivre ric-rac, toujours plus dans la survie que dans la vraie vie, et la certitude mélancolique spéciales à ces psychortiques qui nous disent être déjà mort, sans pouvoir enfin le devenir totalement, et ce pour l’éternité ? Car telle est la dernière forme d’incarnation qui subsiste, et insiste sans trouver un point d’adresse fiable. Au total, un délire des négations réalisé, touchant à son achèvement, signe la destruction de tout délire imaginatif, de toute mythomanie imaginative. Nous considérons que ce n’est en rien un trouble de la fonction imaginaire, ou de la fonction de synthèse du moi qui sont en jeu ici , mais un effet de structure. Il en est de même pour le négativisme logique d’un Cotard qui, nous le verrons plus loin, n’a structurellement rien de commun avec la négativité dépressive ou avec le démenti mélancolique.

Les cliniciens savent bien que la moindre expérience clinique avec des psychotiques devrait faire renoncer à une thèse aussi vaine que celle qui fait de la mélancolie une dépression peu commune. Bien entendu, cette thèse ni Freud, ni Lacan ne songèrent à la soutenir. Y objecterait, de toute façon, le fait que cette plainte essentielle de la mélancolie ne s’exprime pas dans la contrition ou l’affliction, mais énonce qu’il n’est pire torture morale que d’être soudainement et irrémédiablement privé de la possibilité d’être affecté par la douleur.

Relisons Cotard et Séglas afin de mettre en place un autre point de vue sur la mélancolie. Il y a un premier intérêt : pouvoir “ décoder ” le délire mélancolique, alors un autre enjeu apparaît qui est celui de détacher la prise en considération de la douleur morale propre à la mélancolie d’une clinique de l’humeur et des rythmes de l’humeur. Peut-on encore penser qu’il est des psychoses mélancoliques si, enseignés par l’expérience , nous refusons d’assimiler le statut clinique et psychopathologique de la mélancolie avec ce qui se désigne de nos jours de troubles bi-piolaires ?

Notre clinique reste éclairée par les textes cliniques de nos grands anciens. L’héritage de Cotard et de Séglas renseigne aussi sur la position éthique du clinicien, son goût pour les pouvoirs de l’entretien, sa confiance dans les pouvoirs de la parole, sa capacité à assumer une position d’interlocuteur, voire de secrétaire de l’aliéné. Nous respirerons toujours un air d’intelligence avec ces observations soucieuses de donner raison de passages, de changements et de transformations des tableaux cliniques. On pourrait le proposer autrement et affirmer que la chance d’une clinique du sujet en psychiatrie se situe dans un mouvement qui, tout en construisant et en défendant des politiques institutionnelles, ne peut être amnésique de son histoire. Ces vieux écrits cliniques ont tout leur prix aussi parce qu’ils ont été rédigés par des médecins qui prenaient le temps de rester au contact des patients et de consigner, avec finesse et style, les évolutions, les reversions, les mouvements psychiques tout en essayant de comprendre ce qui pouvait changer. Il ne peut en être de même avec cette réduction, contemporaine mais inactuelle, de la clinique à une fiche d’instantanés signalétiques qu’on promeut comme a-théoriques et qui n’ouvrent à aucune dimension concernant les processus d’évolution, de changements et d’orientations du patient dans sa pathologie et du sujet dans la structure[1].

On parle de délire psychotique de la mélancolie. C’est un problème qui se dit d’abord dans les liens du sujet avec le corps : le sujet prétend ne pas avoir de corps car il est uniquement un corps, à peine spécifié d’une vie monotone. Un corps qui n’est pas pris dans le domaine du désir, de l’élan. Qui ne se conforte d’aucune image idéale, un corps qui reste en plan dans une obstination biologique lancinante et déréglée.

2. Mise en place du délire de négation de Cotard à Séglas.…[2]
L’héritage de Cotard et de Séglas a été scellé et ignoré trop longtemps. Il est ouvert aujourd’hui publiquement. La redécouverte débuta par le travail de H. Ey, au tout début des années 50 , elle se poursuivi grâce aux contributions de quelques psychanalystes qui n’ont jamais tenu pour rien le lien de la clinique psychanalytique à la psychiatrie classique. C’est là, par les travaux de Lacan (en particulier dans ses Séminaires 2 et 3), de S. Resnick, de M. Czermak puis de J. Cacho que la condition réelle du corps réel dans la psychose prend une actualité bouleversante qui emporte avec elle un renouveau du regard anthropologique et clinique sur le corps de l’être parlant. Cet héritage est ouvert à tous ; et rien dans ce qu’il recèle d’art de la clinique ne fait figure d’archaïsme.

Rappelons que le « syndrome de Cotard » se caractérise par :

- des manifestations d’anxiété ;

- des idées de damnation et de possession ;

- une propension au suicide et, plus encore, aux mutilations volontaires ;

- l’analgésie ;

- des idées hypochondriaques d’inexistence et de destruction des orifices organes, des membres ;

- une néantisation physique et métaphysique s’exprimant par un vécu tétanisant d’immortalité et aussi, parfois, par des thèmes de non-existence ou de destruction “ cadavérisante ”.

2 1L’invention du délire des négations et son lien avec la douleur morale et les thèmes de persécution

La question de la mélancolie devient de plus en plus centrale en médecine mentale, durant la première moitié du XIX° siècle. Les théories de la maladie mentale mettent en arrière-plan l’opposition du délire général au délire partiel et prennent de plus en plus en compte les troubles de l’humeur. Si avec Esquirol, le terme de “ dépression ” désignait une passion et non pas une humeur, ce que souligne G. Lantéri-Laura (2003), elle deviendra assez vite sous le nom de douleur morale un des points de départ de la folie. Ainsi pour Guislain, en 1933, la douleur morale ou phrénalgie le point de départ de la folie, qu’il appelle phrénalgie, et qui est “ en un mot, souffrance morale (…) un état de malaise, d’anxiété, de souffrance : une douleur morale ”

L’humeur dépressive, se péjorant en préoccupations hypocondriaques devient une donnée majeure de la clinique, et de façon plus large les altérations de l’humeur concernent non seulement la clinique, mais encore les étiologies et la pathogénie. Il faut ici noter que c’est la version triste, accablée de l’humeur qui retient l’attention des aliénistes et peu ou pas sa version expansive ou exaltée. L’intérêt diagnostique et pronostique se centre sur les éventuelles élaborations délirantes. concept est utilisé par Guislain, fondateur de l’école belge de psychiatrie, en 1833 pour indiquer le point de départ de la folie, qu’il appelle phrénalgie, et qui est “ en un mot, souffrance morale (…) un état de malaise, d’anxiété, de souffrance : une douleur morale ”. Dans l’école allemande, Greisinger développe davantage ce concept en lui donnant une place décisive dans l’intelligence de la folie. Il considère aussi que ce trouble de l’humeur constitue le début de la maladie dont il représente le noyau initial, primaire. Il incarne le mode d’expression le plus pur de ce que Falret avait nommé “ l’hypocondrie morale avec conscience ” et dont il avait donné la description la plus complète pour la distinguer de l’hypocondrie physique ou corporelle. L’humeur mélancolique peut se tarir, faire place à une forme d’indifférence et ressurgir, elle peut encore faire le lit d’un délire. Les élaborations délirantes seront tenues, toujours, pour secondaire. Greisinger considère la disposition à nier tout comme un trouble de l’humeur dérivant de la douleur morale- qui va souvent jusqu’à la haine. Cette douleur morale, à la haine couplée, est le rouble psychique essentiel de la mélancolie.

J.-P. Falret réfute le dogme de l’unité de la maladie mentale, en 1854, il insiste alors sur l’aspect circulaire de la folie caractérisée par une alternance entre dépression et excitation. La folie circulaire étant caractérisée par l’évolution successive et régulière de l’état maniaque, de l’état mélancolique et d’un intervalle lucide de durée variable. Magnan élargira la description de la manie et sa situation nosologique. La manie, tout comme la mélancolie peuvent se trouver alternativement liées chez ceux des malades qu’il nomme les intermittents et qu’il rattache à la théorie de la dégénérescence mentale, de même qu’on peut les rencontrer dans diverses tableaux psychopathologiques très variés (l’alcoolisme, l’épilepsie, mais aussi bien l’hystérie), ils peuvent donc se rapporter à diverses étiologies.

La position de la mélancolie comme trouble secondaire à une altération de l’humeur est donc chose communément admise chez les aliénistes, peu après la seconde moitié du XIX° siècle.
Tout, dans ce début de la clinique psychiatrique de la dépression a été centré sur la mélancolie. En revanche, si, au moins jusqu’à Séglas on pouvait rendre équivalents dépression, douleur morale et mélancolie sans délire, l’existence de mélancolie avec délire, avec son aspect fixe, monotone et centrifuge, permit de déclore la réduction de la mélancolie à la pathologie de l’humeur. S’y indiquait le rapport du sujet à une altérité qui s’effaçait progressivement – les négateurs nient même l’existence de Dieu- où continuait à “ tenir le coup ”. Une façon de délire imaginatif restait alors en place qui brossait un mixte plus pou moins durable de thématiques persécutives et de thématiques dépressives et dépréciatrices. Il nous revient d’examiner à nouveau la valeur structurale des descriptions de Cotard et de Séglas, pour envisager à partir d’elles l’existence d’autres reversements de la mélancolie que ceux par lesquels elle vire à la manie. Il s’agit alors de bousculer l’évidence de la PMD dans laquelle la mélancolie a tendu à s’enfermer et de retrouver le sens du binôme “ paranoïa-mélancolie ” qui est, rappelons-le, le fruit d’un débat ancien, au XIX° siècle dans la psychiatrie et tout particulièrement en France. Ce binôme rassemble le pôle mélancolique et le pôle persécuté-persécuteur. Est-ce une facilité passéiste, une vaine nostalgie de la clinique d’antan qui nous fait raviver ce vieux débat ? Nous ne le pensons pas, désirant à ce retour donner enjeu d’une questionnement épistémologique. Bien d’autres, avant nous ont donné des analyses extrêmement pointues de la mélancolie, en refusant la facilité qui consiste à l’inclure systématiquement dans le renversement manie/mélancolie. Ainsi M.C. Lambotte parle -t-elle de “ confusion peut-être abusive de la mélancolie avec la P.M.D. ”.

2.2Le binôme persécuté-persécuteur et la mélancolie délirante

Nous ne pouvons opérer ce décentrement qu’en articulant au phénomène de la négation délirante de la mélancolie anxieuse sa réversion possible, du moins logiquement possible, en certitudes de persécution Oublier cette possible bi-polarité là, dans l’examen de la mélancolie, ce peut-être une façon d’éluder ce dont il s’agit dans le repérage de la structure psychotique : la confrontation abrupte à cette version de l’Autre d’où émanent des injonctions suscitant le paroxysme de l’angoisse.

D’ Esquirol à Séglas, en passant par Baillarger l’examen de la mélancolie “ persécutée ”au regard d’un autre renversement que celui qui infléchit la psychose vers les tourments de la manie, n’a cessé de donner un point d’ancrage excentré par rapport à la découverte de la bipolarité des troubles de l’humeur dans la psychose mélancolique, à partir duquel des perspectives nouvelles pour la compréhension psychanalytique du sujet dans la mélancolie sont apparus (Lacan , Czermak). L’accolement de la persécution et de la mélancolie constitue une innovation propre à la psychiatrie. Au-delà de ses élaborations, le travail de Cotard, fondé sur une compréhension des mécanismes typiques des discours mélancoliques, dégage une perspective d’ensemble concernant la mélancolie et la place et l’enjeu du corps dans la psychose.

Bien avant lui, Esquirol, abandonnant la dénomination de mélancolie un peu trop flottante entre le langage des poètes, des gens du monde et celui des médecins, créa le terme de lypémanie où il rassembla tous les délires partiels qu’escorte une exagération du sentiment dépressif, auquel il oppose la monomanie réduite à un délire partiel expansif. La lypémanie d’Esquirol était singulièrement élastique. De plus, dans la série des espèces des monomanies, sa classification fait place à une variété qui inclut les variétés relatives aux croyances religieuses et qui sera nommée, en un premier temps “ Mélancolie religieuse ”. Cette dernière nous importe car, à côté de la conviction de la possession démoniaque apparaît la thématique de l’immortalité. Au strict plan sémiologique, l’existence d’hallucinations ou d’illusions pouvait amener à des interprétations diagnostiques délicates; et l’hypochondrie, parangon du délire lypémaniaque, n’occupait pas non plus une situation bien précise. En somme on peut trouver que la lypémanie d’Esquirol diffère encore peu de la mélancolie des anciens. Peu après, on arrive à grouper tous les cas d’aliénation sous deux ordres : les folies générales atteignant les grandes fonctions mentales dans leur universalité et les folies partielles s’étendant elles à la diversité des sentiments issus de la perception, de la morale de l’affectivité et de l’instinct et constituants alors autant de variétés regroupées à leur tour en cinq genres de la façon suivante :

Lypémanie : délire sur un objet ou un petit nombre d’objets avec prédominance d’une passion triste et dépressive ;

Monomanie, dans laquelle le délire est borné à un seul objet ou à un petit nombre d’objets, avec des flamboyances de l’affect marquées par la prédominance de passions gaies et expansives ;

La manie, pour laquelle le délire s’étend à toutes sortes d’objet et s’accompagne d’un affect réduit à de l’excitation ;

La démence, dans laquelle les insensés déraisonnent parce que les organes de la pensée ont perdu leur énergie et al force nécessaire pour remplir leur fonction ;

L’imbécillité ou idiotie, dans laquelle les organes jamais ne furent suffisamment conformés pour qu’aient pu ou puissent raisonner juste les malades considérés.

La lypémanie d’ Esquirol n’est plus alors qu’une catégorie trop vaste, collection hétéroclite qui s’épuise à rassembler des petites monomanies et des délires partiels.

Les élèves du Maître forment une énergique pléiade d’aliénistes et, sous leur impulsion, la classification est remaniée, une fois de plus. Georget admet un autre état dans lequel l’intelligence est suspendue (la stupidité) et la classification adoptée devient celle-ci :

Délire partiel avec excitation et gaîté : Monomanie

Délire partiel avec abattement et tristesse : Mélancolie

Délire général : Manie

Suspension de l’intelligence : Stupidité

Ensuite, Baillarger dans une communication en 1853, à la Société médico-psychologique, substitue le terme de lésion au mot de délire général. Il fait passer la mélancolie de la classe des délires partiels à celle des délires avec lésion générale, et marque ainsi le début du démembrement de la lypémanie. On le voit aussi, se penchant sur la catégorie de la “ mélancolie avec stupeur ” combattre les doctrines de Georget, considérant la stupidité comme la plus haute expression d’une variété de mélancolie. Delasiauve, décrit à son tour la stupidité sous le nom de stupeur mélancolique.

Telle est, trop vite résumée, l’histoire du démembrement de la lypémanie d’Esquirol.

Examinons maintenant comment furent envisagées les éclosions délirantes qui allient thématiques mélancoliques et idées de persécution... Il appartiendra à Lasègue d’isoler le délire de persécution de l’alcoolisme subaigu, et pour les persécutés non hallucinés, il crée la catégorie des persécutés persécuteurs (1852). Cette nouvelle entité morbide est consacrée par les recherches de Falret, Foville, Garnier et Christian, et de quelques autres. Toutefois, la place même que le délire de persécution devrait occuper dans la nosologie est encore loin d’être clairement établie. Aussi le retrouvons nous placé parmi les dégénérescences avec Kraft-Ebing, il est encore compté dans le groupe des lypémanies hallucinatoires par Luys, tandis que Ball, en précurseur, le rapproche de la mélancolie. En 1885, Régis, dès la première édition de son Manuel, baptise ce délire du nom de folie systématisée progressive. Il lui reconnaît trois stades :

Folie hypochondriaque, qui est la période d’analyse subjective

Folie de persécution

Folie ambitieuse, laquelle coïncide avec une période de transformation de la personnalité. C’est à peu de chose près le “ délire chronique ” de Magnan.

Désormais le délire de persécution est admis par les psychiatres de l’époque. Les auteurs les plus autorisés s’efforcent d’établir la constellation de traits et de caractères qui permettront de ne pas confondre le mélancolique négateur et le persécuté, alors que l’existence de délire à formes mixtes de persécution et de mélancolie donne lieu à beaucoup d’observations. Il en est ainsi des travaux remarquables de Falret qui, dans “ Du délire des persécutions chez les aliénés raisonnants ” distingue deux formes différentes de ce délire. Il appelle “ essentielle ” la première : une maladie constitutionnelle – état pathologique proche de ce que Cotard se représentera comme la forme la plus “ pure ” et la plus stable du délire des négations. Falret distingue cette forme essentielle du “ délire de persécution chez les aliénés raisonnants ”. Contrairement à la première forme, cette dernière ne se systématise pas et ne manifeste pas de caractères multiples. Falret soutient que le délire de persécution, dans ses deux formes est une maladie qui appartient à la mélancolie et occupe une place intermédiaire entre la mélancolie et la monomanie.

Ultérieurement Cotard, suivant Falret, inscrit le délire de persécution dans l’ensemble de la mélancolie. “ Le délire de persécution peut nous servir de type. C’est surtout en faisant ressortir les différences et les contrastes qu’il présente avec le persécuté, que je cherche à dépeindre le négateur. ”

L’ensemble des cliniciens montre une très grande prudence dès qu’il s’agit de tracer une ligne de démarcation fixe entre persécution et mélancolie vraie. On redoute l’erreur de diagnostic, la confusion pouvant infléchir et le soin et le pronostic. C’est, du moins l’opinion de Régis : “ On ne saurait attacher trop d’importance à cette distinction entre la mélancolie et le vrai délire de persécution ou folie systématisée essentielle. Pour ma part, en dehors des autres signes d’ordre intellectuel et physique ...je considère que l’élément capital de cette distinction réside dans un état moral spécial à chaque catégorie de malades qui les fait sentir et réagir de façon tout à fait différente. ”

Le lent déclin du modèle de la paralysie générale, qui fut proposé et développé par Bayle sous le nom d’archnitis chronqiue (1822), libère le “ délire de grandeur ” de son lien avec cette affection. L’hypothèse qui lie l’apparition du délire de grandeur à la paralysie générale, sera de plus en plus remise en cause, notamment par Georget ou Calmeil. On crédite le plus souvent Morel de la première description d’un “ passage ” entre sentiment de persécution et mégalomanie. Il décrit le premier la transition entre sentiment de persécution et mégalomanie, dans son Traité des maladies mentales il considère pour sa part que les idées de grandeur, comme la plupart des troubles délirants dérivaient des sensations hypocondriaques. “ C’est sous l’influence des transformations étranges que subissent l’intelligence et les sentiments de l’hypocondriaque que s’organise cette aberration singulière qui fait supposer à ces malheureux malades qu’ils sont des êtres exceptionnels et appelés à des destinées surhumaines. Cette dernière conception est la pauvre la plus éclatante de la folie nouvelle qui les obsède. Cette folie, bien qu’elle se signale par des conceptions délirantes à prédominance d’idées orgueilleuses, n’en est pas moins la conséquence de l’état névropathique si connu sous la désignation d’hypochondrie ”[3]. Plus loin, il indique que la systématisation des idées délirantes mène à des idées de grandeur, à des thématiques d’allures mégalomanes, les patients exprimant l’idée qu’ils sont attendus par de grandes destinées. Cette conception est reprise puis critiquée par Falret. La période qui mène la transformation des idées persécutives en délire de grandeur devient la quatrième phase des délires chronique comme la période “ stéréotypée du délire ambitieux ”. Toutefois, le modèle évolutif qui suppose une progression inéluctable d’une phase à une autre, de la douleur morale à l’hypochondrie, puis de celle-ci à la persécution laquelle aboutirait à des délires de grandeur, reste un paradigme théorique loin de toujours rencontrer sa vérification concrète. Ultérieurement, Cotard se ralliant aux vives réserves exprimées par Falret critique la thèse d’une transformation constante et générale du délire de persécution en délire de grandeur, et souligne que le délire de grandeur lorsqu’il survient est loin de se substituer entièrement au délire de persécution. Quant à la démentialisation totale de la fin de vie du délire, qui succèderait à la cristallisation de ce délire en des stéréotypes, elle est loin, elle aussi, d’être si générale et si totale.

Par des travaux aujourd’hui plus obscurs, Meilhon et Christian publient des observations de persécutés mélancoliques en leur reconnaissant une physionomie particulière. Puis, en 1888, Séglas publie un cas de vésanie combinée, délire de persécution et mélancolie anxieuse. Il rappelle qu’un sujet peut présenter plusieurs espèces de délires ; et, sous la caution d’Esquirol qui avait déjà dit que diverses formes de délire peuvent se combiner pour former des composés binaires ou ternaires, etc. , il déclare que peuvent non seulement se côtoyer, mais plus encore se combiner mélancolie anxieuse et délire de persécution. Du balancement entre un modèle de l’intrusion persécutive à un modèle harmonique ou le sujet devient le négatif absolu du monde, une dynamique s’écrit, s’observe. Doit-elle être systématisée ?

Dans sa séance du 11 novembre 1889, la Société médico-psychologique met à son ordre du jour la question de la mélancolie et de ses différentes formes.

Jules Falret admet trois formes :

la mélancolie avec conscience,

la mélancolie dépressive,

la mélancolie anxieuse,

et, à propos de cette dernière il affirme que ces mélancoliques là peuvent avoir des idées de persécution. Il faut alors en établir les caractères différentiels. Ce qu’il fait en forgeant cet assez bel apophtegme : “ La crainte est la base de la mélancolie anxieuse, la défiance celle du délire de persécution ”;

D’autres séances suivent où l’on fait récit de cas de mélancolie anxieuse avec idées de persécution, les exposés les plus complets étant dus à Legrain, Charpentier, Saury ...

On conçoit alors que ce flux d’intérêt clinique qui amena tant d’observation après le travail de Séglas (ce qui prouve amplement qu’il avait touché juste), surclasse le simple souci de l’exercice d’une rigueur nosographique.

Dans les cas apportés par les uns et les autres, on discerne des éléments qui, une fois entendus et décrits les épisodes cliniques des psychoses font se dégager une répartition de ces psychoses autour d’un phénomène central : celui de la mort du sujet avec l’aspect de la rigueur de la lutte contre cette mort, et la pente dramatique de chute en cette mort. La question a été ouverte il y a plus de cent ans, une façon d’atemporalité propre à la psychose nous la fait retrouver et l’exhumation de ces documents, à l’heure où règnent tant d’incertitudes nosologiques et d’embarras thérapeutiques, peut devenir autre chose qu’une névrotique satisfaction d’érudit.

2.3 Le syndrome de Cotard

Revenons maintenant au travail de Cotard.

Cotard est élève de Charcot. Ses principales publications sont contemporaines de la création à la Faculté de médecine de la chaire des maladies mentale et nerveuses, en 1882. Elève de Lasègue, il sera présenté au fils de Jean-Pierre Falret, Jules Falret. En compagnie du fils, il exerce quinze années à la maison de santé de Vanves, crée par le père. Riche d’une forte culture médicale, que lui reconnaissait volontiers Séglas, son goût est aussi orienté vers la connaissance des doctrines philosophique d’Auguste Comte et on le voit familiarisé avec les recherches contemporaines des psychologues anglais. Il rédige en 1877 l’article “ Folie ” du Dictionnaire Encyclopédique. Depuis, manigraphe réputé, il livre une suite de travaux remarquables sur les phénomènes de la psychose mélancolique. Le travail décisif de Cotard sur le délire des négations paraît en 1882, dans les Archives de neurologie, que dirige alors Charcot. La démarche de l’observation y est intégralement restituée. Elle est faite de la conjonction cristallisante entre une modalité descriptive qui fait loi, et un souci de méthode qui ne fut jamais plus expressément énoncé que par Charcot. Le principe de base de Charcot est de “ ramener toutes les formes au type fondamental ”. Mais c’est encore, comme ce le fut chez Leuret, le privilège du dialogue de gouverner la clinique.

Depuis Charcot, les recherches suivent une marche rigoureuse. La progression de l’observation va se réaliser dans une constitution du “ type ” regroupant les signes et les symptômes d’une maladie. Ainsi, des formes morbides sont exposées et, toujours selon Charcot “ l’observation française (par rapport à l’école allemande) gagne indubitablement en autonomie en reléguant au second plan les considérations physiologiques.
S’il fallait que nous allassions glaner les grandes étapes de la trouvaille du mélancolique persécuté, il fallait aussi que nous puissions dégager en quelle manière, s’inscrivant en cette discussion, l’œuvre de Cotard, dès 1882, cerne autre chose, de plus vif et de plus essentiel. Comme nous le verrons le travail sur la négation et le vécu d’immortalité, travail qui va servir de boussole pour comparer lé négateur anxieux et le persécuté “ véritable ”, ouvre vers la saisie d’un point irréductible de toute structure psychotique : la négation du “ je ”, ce qui plus tard fut baptisé, dans le fil des enseignements de Lacan sur la psychose, “ la mort du sujet ” (M. Czermak). On trouve peu d’exemples dans la clinique psychiatrique d’auteurs qui, outrepassant les signes manifestes que présentent un patient, tendent à dégager un dispositif de paroles, ou plus exactement de rapport du sujet à sa parole, afin d’en extraire la logique des articulations et des accentuations. Gatian de Clérambault avec son syndrome d’automatisme mental est un de ceux-là. Cotard aussi, avec son “ délire de négation ”. Séglas étudiant les troubles du langage des aliénés ne pouvait que se montrer réceptif vis-à-vis d’une telle approche

Cotard admet une évolution possible entre la mélancolie anxieuse et la mélancolie délirante. Entre un état d’hypocondrie morale ou dépression mélancolique simple et les délires mélancoliques que caractérisent des thématiques de ruine, de culpabilité, de damnation, de possession, et même de négation systématisée, il n’existe, pour lui, qu’une différence de degré. Chez les délirants négateurs, les simples tendances négatrices du début deviennent des idées de négation universelle qui sont en rapport avec des altérations de plus en plus graves de la personnalité. L’évolution des positions de Cotard s’explique en partie du fait qu’il lui faut aussi objecter à la loi de transformation délirante due à Magnan et son école pour expliquer le passage du délire des persécutés au délire de grandeur dans le cycle évolutif du délire chronique. Une telle transformation supposée et contestée par Cotard ne cadre en effet plus avec l’existence de cas dissemblables de coexistence, voire de renversement dans l’ordre d’apparition des délires. Le délire de grandeur émerge autrement que sur le procédé logique invoqué par ses interlocuteurs et défenseurs du délire chronique.

Cotard, par une finesse d’observation singulière et dont il est peu d’exemple qu’elle soit relayée par d’aussi efficaces dispositions à l’esprit de synthèse, abstrait ce tableau des tourments des mélancoliques, des anxieux et des persécutés atypiques. C’est ce que la clinique française a su révéler : “ une véritable maladie, distincte par son caractère et son évolution ” et en raison d’une lésion intellectuelle également, puisque dans la perspective de dégager les floraisons des formes pathologiques pour les ramener aux nervures d’un type fondamental, les symptômes psychiatriques seront définis sur le modèle des systèmes neurologiques. Mais pour Cotard et son syndrome, cela se fera plus tardivement comme en témoigne l’article posthume de 1889. Il y a un bénéfice considérable à mettre en avant une telle modélisation étiologique permet de tresser des associations régulières entre ces symptômes et l’origine motrice des troubles, et non plus une origine psychosensorielle. La fonction intellectuelle a pour point de départ l’énergie propre des centres psychomoteurs qui prend ses racines dans la vie organique de ces centres et qui n’est pas absolument subordonnée aux influences provenant des autres centres.

Selon Cotard, l’image se décompose entre l’image sensible et l ‘élément moteur associé à cette image sensible ; Ces derniers éléments représentent la réaction du monde extérieur sur le moi, doués d’une motilité automatique indépendante de tout effort volontaire. Dans la dépression psychomotrice, les objets extérieurs n’agissent plus sur les malades de la même manière et perdent leur réalité substantielle. Le délire des négations auquel aboutissent les formes graves s’explique ainsi par des troubles moteurs.

Ceci étant, ce syndrome revêt aussi la forme d’une structure simple, peu diffusée en dehors de l’hexagone, et qu’il est ardu ou rare de voir se réaliser dans la totalité de ses composants. Mais le type dégagé par Cotard et les descriptions cliniques dont lui, autant que Séglas, nous avons gratifié gardent un art de fraîcheur des plus saisissants. Il y a là de quoi stimuler l’écoute qu’on peut avoir du psychotique et de ses tourments.

Dans l’article sur le délire de négation, Cotard adopte une méthode de comparaison entre deux types d’évolution : évolution des délires de négation, évolution des persécutions. Les persécutés ne sont jamais réellement négateurs. Et l’origine du délire de négation véritable est soit dans la mélancolie avec stupeur, soit dans la mélancolie anxieuse. Nous avons là deux états analogues au fond, l’anxiété les rapproche et les caractérise. L’évolution diffère, les mélancoliques du second type étant les plus aptes à verser de temps à autre vers un pôle persécutif.

L’axe de la recherche développée par Cotard : délire de négation et d’énormité l’incite à introduire quelque chose qui va plus loin qu’une clinique des troubles de l’humeur.

La méthode comparative oppose le persécuté ( bonne image de soi, mégalomanie) au négateur ( hypochondre, délire d’immortalité qui n’est pas mégalomane, c’est un délire d’énormité, non un délire de grandeur, il ne doit pas mourir, il doit souffrir)

La description est attentive à la thématique de damnation, il rapproche, dans son article sur la mélancolie anxieuse, l’errance mélancolique en quête du jugement de celle des aliénés vagabonds. Compulsant l’Encyclopédie des sciences religieuses, l’article de G. Paris sur les juifs errants retient toute son attention. Les épopées de Cartophillus en 1228, d’Ahasverus en 1547, d’Issac Laquedem en 1640, qui, tous, se croyaient coupables d’une offense envers Jésus-Christ et condamnés pour cela à errer sur la Terre jusqu’au jour du jugement dernier, sont en écho avec les conduites errantes de certains malades mélancoliques partis en droite ligne, seuls, lancés à la recherche de ce point de l’espace où, enfin, une parole, une sentence viendrait les fixer.

Dans ces travaux, le mélancolique est opposé au persécuté accusateur d’une façon très systématique et très élémentaire. Le débat est centré sur le phénomène de l’accusation. À celui qui accuse l’autre est opposé celui qui s’accuse lui-même. Cette dualité construite par Cotard cernera toutefois davantage des mécanismes et des phénomènes que des sujets. Il n’y a pas toujours possibilité de faire pronostic que le mélancolique auto-accusateur toujours restera campé sur cette position d’adresse à l’autre, et de même en ce qui concerne le persécuté accusateur. Il est des formes mixtes et des étapes, dynamiques Les patients mélancoliques s’expriment sous forme de litanies. Si dire un bout de leur histoire semble toujours un exercice trop anonyme ou trop périlleux, en revanche, dire la totalité de leur destin ne leur semble guère trop compliqué. Nous butons ici sur la dimension de certitude, d’une certitude anticipée et pour laquelle le destin est écrit sous forme de condamnation sans recours et de châtiment sans remède. Les rencontres cliniques, et, plus encore les prises en charge avec des patients mélancoliques, nous révèlent un rapport particulier au temps, et à la temporalité. Soit le temps n’existe pas car seule demeure et triomphe l’éternité anéantissante d’un entre-deux morts, au sein de laquelle le sujet n’est ni mort, ni vivant, mais increvablement mort-vivant, soit le temps existe comme un avenir clos qui comporte en lui-même la désignation du sujet comme coupable, d’une culpabilité sans limite le plus souvent. “ Je sais que vous êtes venu me juger, moi qui suis une vampire, une gouine, une cannibale, une vache, une putain, qui suis pire qu’Hitler ” disait, à l’un de nous, une patiente au sortir d’un épisode cotardien. Or, bien avant cette effervescence maniaque auto-accusatrice, elle ne pouvait que gémir “ Je ne suis pas même un zéro, un zéro a une circonférence, je ne suis pas même le diable, car le diable est un être mystique ”. Nous n’hésiterons pas à dire ici, et nous en expliquerons un peu après que la phase auto-accusatrice est bien une cicatrisation d’un moment de cotard, véritable plaque tournante, autant que moment d’affolement de sa mélancolie. En effet, dans l’auto-accusation et par l’auto-accusation, subsistent des altérités, plus ou moins cruelles, plus ou moins instancielles, mais encore consistantes.

Examinons cette fonction garante d’altérité (et donc de temporalité) propre aux conduites d’auto-accusation. S’il n’est pas inutile de suivre une distinction phénoménologique héritée de Sutter entre la “ fonction expressive” de l’anticipation et sa “ fonction instrumentale ” la première répondant à la projection de l’individu lui-même dans l’avenir, la seconde à ce qu’il y découvre, on peut alors saisir en quoi ces deux fonctions sont télescopées et atrophiées dans la mélancolie. En effet, si, dans la mélancolie, le sujet est, du fait de ses auto-accusations irrémédiablement, seul, seul responsable, seul fautif. Il n’en reste pas moins que de nombreux patients mélancoliques demeurent campés dans un appel à l’autre, appel que conserve et fige l’auto-accusation. Prise dans une asymétrie fondamentale entre avenir et prévisions, leur temporalité est celle d’un temps immanent, ni mesurable, ni vécu comme durée, qui s’achève par une condamnation. Nous nous attarderons sur quelques aspects de l’auto-accusation éhontée, tout à fait repérée par Freud [4], dans la mesure où l’auto-accusation se double d’assertions portées sur le futur, sur ce temps messianique où par la condamnation, voire la destruction du patient, le monde pourra enfin et à nouveau connaître équilibre et justice.

Toute écoute clinique un peu soutenue, un peu prolongée, avec des patients mélancoliques mène à dégager un paradoxe temporel structurel, essentiel, qui ruine toute velléité d’anticipation. La disjonction temporelle est nette entre les deux versants des délires :’auto-accusation et la négation , délire d’inexistence.

Comment rendre compte aujourd’hui de ce rapport si particulier à la temporalité ?

Nous ne saurions partager l’opinion assez souvent admise qui fait de l’auto-accusation l’acmé et le terme de la mélancolie délirante. L’examen clinique de la “ douleur morale ” du mélancolique nous l’interdit Si dans cette anesthésie qui est une forme extrême de désarroi, le temps du mélancolique n’est plus soudé au passé, c’est qu’aucune nostalgie ne vient irriguer de ses forces les rhétoriques d’auto-accusations. Lorsque des patients mettent l’accent sur ces formes de péjoration éhontée de leur présence, et, aussi de leur existence, ils parviennent à une construction. D’une part, n’étant plus un personnage “ idéal ”, ou étant, plus exactement un idéal en négatif, ils se détachent ainsi de toute identification qui les aliène de façon néantisante au tyrannique idéal maternel ; d’autre part, faisant de nous des juges, des justiciers dont la tâche serait de les condamner, ils mettent ainsi en place une altérité consistante Il est possible de nommer cette altérité par l’expression : un autre de la persécution. En ce sens l’auto-accusation, cette façon mélancolique de coincer le temps et d’en prescrire le terme, est une victoire sur la mélancolie. Elle conjure l’anéantissement d’autrui. Autrui existe, dans un but et pour une cause figés, mais il consiste. Dès qu’un patient s’auto-accuse, il n’est plus égaré dans le néant. La même année où Séglas écrit le texte ici présenté, en 1897, le très fin clinicien qu’est Lalane s’attarde dans sa fort solide thèse à propos des persécutées mélancoliques, soutenue à Bordeaux, à mettre en évidence les bénéfices subjectifs qu’apportent les moments persécutifs ; nous lui devons cette très juste expression “ la mélancolie fait errer, la persécution fixe ”. Ce qui, bien entendu, ne signifie en rien que l’état de persécution soit tranquille ou constitue un gain assuré, la partie étant alors engagée sous des jours favorables. De fait, elle ne s’engage qu’à peine. Nous savons tous que c’est bel et bien au moment où le mélancolique recrée de l’autre, qu’il médite aussi et presque dans le même tour de débarrasser cet autre enfin reconstitué de sa présence encombrante et jugée par lui-même pernicieuse. L’adage qui édicte que les mélancoliques se suicident une fois guéris n’est pas à comprendre autrement.

Ainsi, dans l’anticipation mélancolique, d’autres peuvent venir tenir compagnie au patient, mais ils le font plus en qualité de figurant que de partenaire.

De quoi se plaint le mélancolique ? Certainement pas de son sort, ni du sort qui lui sera réservé. Il se plaint de notre manque de franchise à son égard, de notre défiance. Qu’il s’agisse de ses difficultés matérielles, conjugales, de ses problèmes somatiques ou de ses troubles du sommeil, de ses maladresses ou de son retard psychomoteur, tous ces phénomènes sont gênants, certes, mais uniquement pour son entourage. Ici, c’est le moi de l’autre et son équilibrage par le principe de plaisir qui est interrogé, et la réalité de son corps et de ses affects. Il ne suffit en rien de dire que le mélancolique a perdu le sentiment de honte et de pudeur. Il faut préciser encore afin de se rendre compte que ces affects existent toujours, mais qu’ils sont intégralement supposés chez l’autre, renversés chez autrui. C’est autrui qui est affecté, qui pâtît et qui souffre. Le point d’intersection de tous ces affects et de toutes ces plaintes est ce qui se nomme lien social, groupe, société. En ce sens l’auto-accusé est un exceptionnel producteur de social, ou, du moins, il s’invente un social à sa démesure : forme de lien qui ne peut être restauré et efficace qu’à la condition de nommer chez le mélancolique la cause de ce qui boite –et toujours boitera- entre un sujet et un autre, entre un homme et une femme. On l’aura compris, c’est bien à partir de la scène sociale, celle de la compacte majorité que le mélancolique se construit comme exception à exclure, une bonne fois pour toutes. Et son corps, ce corps qu’il est et qu’il n’a plus insiste comme la honte du Monde, son obscénité même.

Poursuivant la discussion clinique, et tentant d’apporter d’autres critères qui à la fois expliqueraient la marche de la persécution vers la mélancolie, mais de façon plus fine poseraient des distinctions entre la persécution “ vraie ” et la persécution mélancolique, Séglas et Besançon, s’attacheront, une fois de plus à préciser la nature de l’hypochondrie délirante dans un cas et dans l’autre. Puisque c’est l’écart caractérisant les thèmes accusateurs (et auto-accusateurs) de l’hypochondrie délirante qui signale à l’attention des aliénistes d’hier et des cliniciens d’aujourd’hui une résistance du sujet dans son rapport à sa plausibilité d’être- et donc dans son lien à autrui, on peut s’attendre à ce que lorsque le délire hypocondriaque vient à s’ajouter le pronostic est beaucoup plus grave. La disparition des troubles mélancoliques auto-accusateurs proprement dit, qui ont marqué le début de nombreuses maladies et persistent un certain temps, est tenue pour être d’un fâcheux pronostic. . Un critère se dessine alors : la nature des idées hypocondriaques chez les persécutés vrais comporte la mention de l’indestructibilité des organes. “ Sa tête est placée sur le corps d’une autre personne, on s’empare par ce moyen de sa pensée … ce malade ne tarde pas à rentrer en possession des organes qui lui manquent et ne sont jamais détruits… Un autre se plaignait qu’on lui enlevait des morceaux d’os, qui lui était remis par “ les raccommodeurs et surtout par les raccommodeuses, dames pleine de charité, de dévouement et d’abnégation pour l’humanité ”.

Si, d’un point de vue clinique, certaines des conclusions du rapport de Blois nous semblent encore admissibles, et, en particulier celle qui indique que la tendance négatrice générale fait le délire des négations, délire dont la survenue au cours d’une maladie mentale, imprime à cette dernière une marche spécifique qu’il finit par occuper tous les premiers plans du tableau clinique, il n’en reste pas moins que ces variétés précises de négation des organes par consomption et décomposition signent autre chose, une façon d’héberger en soi une maladie de la mort éternisée ou tout, progressivement devient de l’ordre du mort-vivant.

Négation et destruction : tel serait le couple pathognomonique de la mélancolie délirante. La clinique incontestablement progresse et gagne en finesse. L’idée que des convictions hypocondriaques pouvaient être à la racine de thèmes ou de délires de persécutions était, nous l’avons, vu assez répandue chez les aliénistes. Le caractère divergent et centrifuge du délire mélancolique se retrouve ici.

2.4. les apports de Séglas

Séglas prolonge Cotard, qu’il a longtemps accompagné. Il ne se borne pas à le copier. Étudier le délire des négations et écrire à ce propos l’occupera pendant plus de trente années, de 1887 à 1920, date de sa dernière contribution à ce sujet écrite avec M. Codet [5]
L’ouvrage princeps de Séglas sur la négation est paru en 1897 ; il a le mérite de fixer et de discuter les grands traits du délire des négations, cinq après que le Congrès des aliénistes réuni à Blois a discuté du statut clinique et nosographique de ce délire. La disparition brutale et prématurée de Cotard, le 19 août 1889, à la suite d’une diphtérie contractée auprès de sa fille malade, a laissé sans solution doctrinale des questions théoriques et cliniques soulevées par le délire des négations.

Séglas commente l’œuvre de Cotard dans ce texte, écrit cinq années après le congrès des aliéniste tenu à Blois qui a réservé une pleine journée à l’examen du statut clinique et nosologique du délire des négations. En maints endroits, il la discute et la précise en faisant montre d’une extrême précision clinique. Un hommage, certes, mais encore une rigueur, une souplesse, une subtilité de la discussion clinique. La “ négation ”, qui débute par la négation des organes corporels pour venir contredire le caractère mortel du corps, envisagée comme trait psychopathologique est un monstre, par l’étendue des tableaux où elle se rencontre. Les idées de négation non systématisées peuvent se rencontrer dans des formes mentales très diverses, précise aussi Séglas. Car si Cotard isole ces idées en les différenciant des tendances morbides à l’opposition, il n’en reste donc pas mois que des idées de négations se retrouvent dans maints tableaux.

Elles sont surtout fréquentes, avaient noté Baillarger, dans la paralysie générale, participant des caractères généraux du délire paralytique, mais ne sont nullement pathognomoniques de cette maladie. On les rencontre également dans la confusion primitive. Cotard déjà avait tracé une ligne qui distinguait, sans les séparer radicalement les idées de négation du délire des négations. Falret qui, lors du congrès de Blois, ne corroborait pas les thèses de Cotard sur le caractère ascendant de la marche du délire a introduit, à cette occasion, les critères différentiels de l’articulation et de la systématisation propres aux délires et opposés tous deux à l’incoordination et à la diffluence des idées sans délire. Des observations, tout à fait étonnantes, de patients qui “ guérissent ” d’un épisode mélancolique de longue durée (parfois s’étamant sur trois à quatre ans), rapportées au congrès de Blois interdisent une telle généralisation [6]. Il est toutefois erroné de prétendre que Cotard ait voulu faire une entité du délire de négation. Il est plus juste de soutenir que, loin de tendre à unifier tout les délires des négations au sein de la même unité pathologique, Cotard a voulu spécifier une forme de délire que Falret jugeait, en 1878, “ essentielle” et à laquelle Séglas, dans le texte que nous préfaçons donnera un contour plus exact encore. À la suite de ses travaux, et dans le sillage tracé par Falret, il restera encore à départager la “ folie des négations ” qui peut constituer une véritable maladie, du “ délire des négations ” qui reste toujours un état de chronicité spéciale à certains mélancoliques dont la maladie est devenue continue.

Séglas discutera cette différence et reprend et développe, mais corrige aussi dans le sens d’une centration sur la folie mélancolique, ce qui pourrait trop vite se généraliser. À l’époque où Séglas écrit ce texte, le terme de “ délire des négations ” reste encore peu heuristique, en dépit des travaux de Blois, et son imprécision peut paraître gênante tant qu’il s’applique à un seul symptôme ou à l’ensemble de la maladie y compris dans son caractère évolutif.

Nous allons présenter au lecteur, très brièvement, qui était Séglas, ensuite les différentes étapes qui permirent le dégagement du délire des négations, en insistant sur les apports cliniques de Séglas et la façon dont il organise ce texte, comme un jardin à la française, afin de mettre en valeur la discussion clinique autour de la mélancolie délirante, nous donnerons pour finir quelques repères issus de la clinique psychanalytique dont nous espérons qu’ils renseigneront sur la signification actuelle du délire des négations.

Jules Séglas (1856-1939), exact contemporain de Freud, est né à Évreux. Il fait ses études médicales à Paris, où il accomplit ses six années d’externat. Il est un chercheur solide, qui fait montre d’intérêts de recherche variés. Sa thèse inspirée par Bourneville a pour sujet l’Influence des maladies intercurrentes sur la marche de l’épilepsie. Son mémoire porte sur le mérycisme.

Il est nommé en 1886 médecin adjoint des quartiers d’aliénés des hospices de Bicêtre et de la Salpetrière, soit un an avant son ami P. Chaslin. Séglas commencera sa carrière d’aliéniste à la Salpetrière ; c’est là qu’il tient une consultation à partir de laquelle il assure un enseignement clinique très apprécié. Fin pédagogue, observateur de premier ordre, il publie en 1895 ses célèbres Leçons cliniques, qui reprennent son enseignement. Son œuvre doctrinale s’enrichit encore de sa contribution importante au Traité de Pathologie Mentale dirigé par Gilbert Ballet, an 1903. Ses contemporains le décrivent comme un esprit calme, peu soucieux des polémiques et des rivalités, peu intéressé par le carriérisme. Discret sans être effacé, il aurait prononcé cette sentence d’un stoïcisme non dépourvu d’humour :

“ Si j’ai pris grand soin de m’effacer le plus possible de mon vivant, ce n’est pas pour aller, après ma disparition, encombrer la presse de ma maigre personnalité ”. Cohen présente ce genre d’axiome comme un bon résumé de la personne et de la philosophie pratique de Séglas. Nous remarquerons encore qu’il a choisi une citation de Montaigne pour clore sa préface au délire des négations :

“ Ce sont ici mes humeurs et mes opinions, je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise yci qu’a descouvrir moi-mesme, qui seray par adventure aultre demain, si nouvel apprentissage me change ”.

Séglas se donne comme tâche de reconsidérer le délire des négations en prenant appui sur l’examen des délires mélancoliques. Il propose l’expression de “ délire des négations mélancolique ”. Une telle expression, bien qu’elle enrichisse le débat nosographique, soulève des difficultés, sinon des objections. La plus épineuse serait de poser que la mélancolie s’accorde avec délire et non, en tout cas avec “ négation ”.

Il s’agit pour Séglas de concrétiser ce terme de négation en s’attachant à la situation du délirant. Le fait clinique le plus irréductible étant celui de la négation des organes, puis de la position même du corps du sujet sur les deux axes ontologiques qui instituent chacun dans les registres de l’humain et du non humain, du vif et du mort. Ce qui, du propre dire de Séglas, donne la tonalité particulière de ces négations mélancolique est qu’elles ne sous-entendent ni n’exposent aucunement qu’un objet du corps, qu’un organe ou qu’un orifice serait capable de résister à ce travail de sape qu’accomplit le délire. En même temps qu’il ne parle presque jamais, ou pas du tout, de son image, de son reflet, le délirant négateur entretient sans relâche le praticien de son contour corporel, au point que le dedans et le dehors en viennent à se renverser l’un dans l’autre, dans l’expansion sans fin d’un corps rendu à l’état de cadavre increvable et compact, obstrué. [7]. De plus, les patients arrivés à ce moment de “ cotardisation ” (s’il est permis de l’écrire ainsi), disent se conjoindre, de façon inexorable, aux confins mêmes de l’univers. Le corps hypocondriaque qui souffre de ne pas souffrir, délesté de ses objets et de son érotisme, se conjoint aux asymptotes du temps et de l’espace. Ce qui fut désigné comme délire d’énormité. L’on ne peut toutefois situer, au seul registre de la phénoménologie, s’il s’agit bien d’une extension fantastique du corps, ou d’un repliement du réel du temps et de l’espace sur cette hypochondrie métaphysique et sans merci que les patients “ cotardisés ” confient à qui sait les entendre. Le corps, dans cette clinique, revient au premier plan, et c’est cette présence catastrophique du corps du sujet mélancolique qui donne en retour à cette clinique toute son actualité.

De nos jours encore à des médecins, et même à des chirurgiens, peuvent être adressées d’étrange demandes, demandes d’opérer le corps, de le trouer et de le percer, de pratiquer des trachéotomies, par exemple, sans qu’aucun constat somatique vienne plaider en faveur de l’opportunité d’une telle intervention. Aujourd’hui donc, des plaintes psychotiques d’obstruage du corps peuvent se porter vers la médecine, et l’examen de ce qu’est un délire de Cotard pourrait inciter à construire des ponts moins aléatoires qu’ils ne le sont encore entre médecine et clinique mentale.

Ce corps à la fois inconsistant et envahissant, ce corps du mélancolique, au sein duquel le monde semble être passé et s’être vidé est bien le fait clinique qui insiste dans l’établissement des signes du syndrome de Cotard. Le corps dont il est question, relégué au fond de la plainte du sensible, est séparé de ce qui nous supporte notre sentiment d’aévidence quotidienne, à savoir cette structure libidinale de l’image du corps s’organise autour des orifices du corps, c’est-à-dire des zones érogènes selon Freud. Ce corps ne s’appréhende pas par l’intuition.

Or, à l’époque où Cotard, Séglas et Régis consultaient, enseignaient et/ou débattaient, écrivaient, la négation avait déjà été repérée et située sans qu’elle puisse être reliée de façon doctrinale à une spécification de la mélancolie. Enfin l’énormité du délire d’ “ énormité ”, pointe logiquement extrême du délire de négation pouvait évoquer une particularité des délires de grandeur. C’est par un examen clinique très subtil des rapports du sujet au désarroi, à la perte de la vision mentale et au langage que Cotard resserrera le nœud qui joint la négation, l’énormité, et le délire mélancolique. Peu après lui, Séglas, parti des phénomènes de persécution, de possession et de démonomanie, met encore davantage en lumière, parlant à ce propos de “ syndrome de Cotard ”, le rapport entre thème cosmique et hypocondrie.

Un tel rapport qui semble achevé dans la mélancolie délirante devient le modèle qui permet et organise la compréhension rétroactive des thèmes antérieurs encore plein d’affirmations délirantes. Le délire des négations désigne une évolution délirante particulière qui n’avait pas fait l’objet d’un travail spécifique. Cette forme délirante est à rattacher à la forme anxieuse de la mélancolie et elle aboutit à la chronicité. Elle se distingue du délire de persécution. Les délirants négateurs, auraient pu être auparavant des accusateurs, puis des auto-accusateurs, le sujet devenant progressivement la cause même de l’inharmonie fulgurante et dangereuse de ce qui l’entoure, du malheur ou de la ruine même du Monde. Quant à la conception du délire, Séglas ne s’intéresse pas au thème, en premier lieu. Sa définition du délire en fait un ensemble d’idées dont la forme peut revêtir des aspects cliniques opposés. Il peut être plus ou moins systématisé. Séglas privilégie comme élément capital du diagnostic la genèse des idées délirantes sur le thème. Cette position implique que le thème ne peut servir de critère nosologique. On voit alors qu’il reste à préciser si la négation mélancolique est un thème ou, plus profondément une position radicale du sujet dans la psychose. La discussion clinique des thèses de Cotard, de Régis et de Séglas [8], peut avec profit suivre cette piste.

La négation pathologique se donne-t-elle jour dans un délire ? et si oui, de quel type ? C’est bien en raison de la rigueur et de la profondeur d’observation qui guident la reprise des thèses de Cotard par Séglas, que de telles questions peuvent se poser, et qu’elles pouvaient encore se formuler, peu après que le congrès des aliénistes a, en 1892, donné à la question de la valeur clinique, diagnostique et pronostique des thèses de Cotard, des conclusions des plus réservées et prudentes dont la plus importante est que le délire de négation, très général, ne doit s’appliquer qu’à un ensemble d’idées délirantes de négation aussi bien dans la mélancolie que dans les autres formes d’aliénation mentale. Camuset, médecin-chef de l’asile des aliénés de Bonneval, dans l’Eure-et-Loir, donne à son rapport le titre Du délire des négations, sa valeur diagnostique et pronostique [9]. Ce rapport fourmille d’observations, car c’est un effet de l’introduction d’un paradigme nouveau (ce qu’était le délire des négations tel que le concevait Cotard) de permettre une ouverture du regard clinique, un surcroît de précision aussi. Camuset, affirme dans sa troisième conclusion que le délire de Cotard ne réunit pas de caractères suffisamment spécifiques pour pouvoir constituer une entité clinique spéciale. Il affirme néanmoins contre Régis mais avec Falret et Séglas la volonté positive de Cotard.

On citera cet extrait de l’article co-écrit avec P. Bezançon [10] “ Le cas le plus commun est celui dans lequel les malades, au milieu des voix qui les poursuivent, distinguent à un moment donné une ou des voix qui prennent leur défense, les encouragent et les consolent. Les hallucinations nouvelles ont alors absolument le même caractère que les autres ; le malade entend les bonnes voix par les deux oreilles : souvent leur timbre diffère et suffit pour les distinguer les unes des autres ; leur intensité est parfois inférieure, surtout au début de leur apparition, à celles des mauvaises voix. Elles semblent venir de plus loin ; mais plus tard, et souvent même d’emblée, elles se font entendre côte à côté, paraissant venir du même endroit, de sorte que le malade assiste à une véritable dispute entre les voix antagonistes. Le nombre de ces voix est assez restreint, parfois même il n’y en a qu’une. Les mots qu’elles prononcent sont des encouragements assez brefs, des phrases courtes ; mais quand le phénomène s’accentue, il y a, comme nous l’avons dit, une véritable conversation, parfois assez longue entre les voix bonnes et mauvaises ”.

L’exemple parle presque tout seul. Les malades créent au sein du conglomérat hallucinatoire une expérience de partition, analogue à la dynamique de la réjection, traitant la continuité hallucinatoire par la discontinuité d’une préforme d’opération de la pensée : l’affirmation et le rejet.

Séglas note dans plusieurs de ses écrits que les malades qui disent avoir les organes en voie de destruction et de consomption, pourris, manifestent une peur de gêner, par l’odeur qu’ils croient dégager, les personnes qui les approchent. De plus, et surtout lorsqu’ils ont des idées de possession, ils craignent de dire des paroles, de se livrer à des actes préjudiciables à autrui ; la différence avec la persécution simple s’affirme en cela que de tels patients sont bien différents d’autres possédés qui pensent, au contraire que c’est à eux que l’on veut nuire.

Mouvement centrifuge du délire : ce qui est relevé par l’observation, chez Séglas, ne mérite pas seulement de l’être à cause de la relation à l’autre que cela décrit ; le caractère remarquable des observations tient aussi à sa valeur sémiologique. Le descriptif des tableaux d’indignité corporelle fait place à une clinique de l’hallucination. Certains mélancoliques, explique Séglas, hallucinés de l’odorat, loin d’accuser, comme les persécutés, les autres personnes de leur envoyer de mauvaises odeurs, croient au contraire que ces odeurs émanent d’eux-mêmes, se répandent dans l’atmosphère environnante et peuvent ainsi devenir nuisibles aux personnes qui les approchent. Le commentaire poursuit, les hallucinations sensorielles sont le plus souvent, lorsque le diagnostic de ces différents symptômes est fait avec soin, intermittentes, épisodiques, peu accentuées, secondaires et comme mode d’apparition et comme symptôme.

Ces hallucinations “ psychiques ” ainsi nommées par Baillarger et que Séglas nomme hallucinations verbales motrices ;ne sont pas un symptôme constant ni même un signe pathognomonique essentiel chez les mélancoliques dont nous nous occupons. Elles sont souvent élémentaires, transitoires et tardives. Elles viennent confirmer les idées délirantes. Syntones à la litanie du discours des mélancoliques, elles semblent argumenter les thèmes récurrents dont ces litanies sont emplies Cette pauvreté de l’activité hallucinatoire ne doit surtout pas, pour autant, nous la faire tenir pour rien.

Une fois de plus, la clinique sera dialectique et différentielle. Le pivot de la discussion et de la démonstration différentielle entre délire de grandeur chez les persécutés et délire des négations chez les mélancoliques sera bien dans l’examen de l’écart entre ces hallucinations verbales motrices avec les hallucinations auditives dont Falret étudie la marche chez les persécutés. À la période aiguë, ces dernières sont des mots codés, des phrases courtes, elles tournent ensuite au monologue, puis au dialogue. C’est le troisième mouvement évolutif de ces hallucinations qui les distingue au plus net des hallucinations verbales motrices distinguées par Cotard et Séglas. Ce troisième temps consiste dans le phénomène de l’écho de la pensée que le malade interprète très fréquemment comme un vol de la pensée. Rien de tel, selon Cotard, chez les mélancoliques hallucinés qui n’accusent pas davantage autrui de leur voler leur penser que de leur dérober leurs organes. Ce qui compte alors c’est de formaliser cette différence, Séglas s’y emploie. En effet, l’évolution des hallucinations serait un critère pour indiquer le passage des idées de persécution aux idées ambitieuses. Et la plainte que les pensées soient volées serait là un critère qui fait la part des choses entre la mégalomanie délirante et la grandeur d’énormité propre aux mélancoliques. N’oublions pas l’extrême finesse, l’extrême précision de la clinique des hallucinations dès la seconde partie du XIX° siècle. Et, tout particulièrement, une place est à faire à ces observations qui indiquent à quel point les patients eux-mêmes pouvaient provoquer leurs hallucinations. Lacan ajoutera, plus tard, dans son 3° Séminaire que ce qui comptait dans l’examen clinique d’un halluciné n’était pas de savoir si le patient croyait ou pas à ses hallucinations, mais d’estimer comment il se représentaient qu’elles s’adressaient à lui. Magnan, entre autres, rapporte le cas de cette patiente chez qui “ les hallucinations d’abord très nombreuses dans l’oreille que nous pourrions appeler persécutée, tendent à diminuer à mesure que se développent les hallucinations dans l’oreille ambitieuse ” En 1988, dans son cas de vésanie, que j’ai mentionne plus haut, Séglas note à propose de la patiente Mme F. âgée de 37 ans : “ Les hallucinations de l’ouïe continuent toujours, presque incessantes, et surtout dans l’oreille droite (qui, il y quatre ans, a été le siège d’une otorrhée). Ces voix, le plus souvent désagréables, ne lui disent plus de sottises, mais des nuances, des ordres brefs et même quelques phrases. D’autres, différentes de timbre, l’avertissent de prendre garde. Une force intérieure l’empêche quelquefois de faire ce que les voix commandent ; c’est son bon ange, il est muet. Quand elle a une pensée, elle n’est pas plutôt arrivée à la fin de son idée, qu’une voix la lui vole et la lui répète tout haut. Ce n’est pas une voix intérieure, ni celle des hallucinations habituelles de l’ouïe, mais une voix extérieure pas très nette pas aussi distincte que les autres. ”.

3 Halluciner …

Que dire encore des hallucinations chez les mélancoliques : inconstantes et parfois provoquées, elles sont à différencier selon qu’elles sont auditives ou visuelles. Si les dernières semblent se limiter à illustrer les préoccupations métaphysiques des négateurs qui, ayant des idées d’enfer, voient des flammes, il faut aussi envisager, comme Séglas nous invite à la faire que ces hallucinations sont fréquentes surtout dans les états de stupeur. Peu fréquentes elles ne se présentent que la nuit, les personnages ne sont pas distincts et n’ont pas de relief, ils ressemblent à des ombres. Ombres et flammes, ce paysage dérisoire et fantasmagorique réduit l’humain à sa plus faible plausibilité : une identification qui vacille à la forme, au contour humain, se corrodant en évanescence ou laissé en proie à la destruction des flammes. Un évanouissement de ce premier moment du miroir : celui où le sujet ne s’identifie pas encore aux dedans d’une image et aux rapports de tensions et de significations pulsionnelles entre les diverses parties de l’image du corps, mais où il se soumet au contour, à la Gestält. C’est bien de la dissolution de cette dernière qu’il est question, dissolution sans début ni fin. C’est bien aussi cette dissolution qui posera le plus de questions aux cliniciens de la mélancolie que sont Cotard et Séglas. Comment l’expliquer ?

Un mot encore à propos des hallucinations auditives ou cénesthésiques. Elles ne semblent pas avoir tant que cela mobilisé l’attention des aliénistes. Il serait pourtant possible, à partir des observations que contiennent les textes de Cotard, de Séglas, mais aussi de Baillarger (avec sa notion déjà d’hallucinations provoquées) ou de Magnan de proposer que la part importante que joue le patient dans le déclenchement de ces hallucinations s’explique, en bonne part, du fait que l’activité hallucinatoire maintient une activité pulsionnelle et une sensibilité à l’endroit des orifices, de ces trous orificiels de l’oreille, voire de la bouche, lorsque le patient semble ressasser et répéter ce que des voix lui disent, pas toujours pour le brimer ou le damner, mais aussi, parfois, pour le contenir et le consoler. Qu’on permette à l’un de nous une brève notation clinique relative à sa pratique à l’E.P.S. de Ville-Evrard. “ Je ne peux vous rencontrer aujourd’hui, lui disait un vieil habitué de l’ “asile”, j’ai un entretien avec mes oreilles”. Attendre alors qu’il en ait fini avec cet autre rendez-vous était, on en conviendra, la moindre des politesses. Cet homme, comme bien d’autres patients, opère, au sein de l’univers sonore et vocal halluciné, une forme de partition. À la voix qui intime et commente et menace à l’oreille gauche, répond comme dans une cantate, une voix protectrice, amicale, et bavarde dans l’oreille droite. Les voix éclairent une orientation et une symétrie du corps qui sera ensuite rassemblée et adressée dans le transfert [11].

4. Place et fonction de l’hypochondrie

Les auteurs de l’époque de Séglas, et Cotard puis Séglas au tout premier plan, ont pu indiquer que l’hypochondrie, dans sa forme hypersthésique, prélude au délire systématisé, appelé à se transformer en délire de persécution, tandis que la forme morale de l’hypochondrie évolue vers la mélancolie.

Qu’est alors cette douleur morale ? La clinique de l’affliction extrême permet d’appliquer toutes les ressources de cette clinique des troubles de l’humeur, si nécessaire à la psychiatrie pour s’affranchir d’une clinique des passions définie par Esquirol, à la compréhension des formes délirantes et des épisodes hallucinatoires.

Le délire mélancolique a un caractère centrifuge partant du malade pour atteindre ce qui l’entoure. S’il accuse les autres, il s’accuse d’abord lui-même. Cependant, à l’encontre des auteurs qui regardent l’humilité et l’auto-accusation comme étant les caractéristiques ab initio du délire mélancolique, son fondement caractérologique, Séglas soutient que ces thèmes du délire qui peuvent se rencontrer en dehors de la mélancolie ne sont que de second ordre ; tandis que les principaux seraient les premiers, qui sont la genèse secondaire, la peine morale, la monotonie de la fixité. Se fait jour alors une clinique des modifications des mouvements psychiques et des fonctions mentales supérieures. La clinique de Cotard et de Séglas commence à ressembler à une psychologie dynamique puisque les modifications de ces mouvements internes de la pensée constituent justement les premiers troubles intellectuels que l’on rencontre chez les mélancoliques et qui intéressent ainsi le côté psychomoteur de la vie psychique. La perte de la vision mentale, signalée par Cotard chez ses négateurs, s’expliquerait alors par une véritable paralysie psychique. Les troubles de l’association mentale, de l’identification semblent constituer le socle. Cotard parlant de “ perte de vision mentale ” désigne une impossibilité de grouper, en se les identifiant, les images mentales. L’amnésie sensorielle vient verrouiller ce fonctionnement. Rien ne se lite ni ne se lit.

Les diverses observations de perte de la vision mentale ont l’avantage de mettre l’accent sur le lien entre le plan du regard et le registre de la négation. Pour autant, la perte de la vision mentale ne peut être comprise en tant que trouble de la perception, confusion des sens ; s’y exprime, essentiellement une perturbation sévère du lien entre perception et pensée. Séglas insiste sur ce point et distingue au plus net cette perte d’une sorte d’amnésie portant sur les images visuelles. Le régime de la perception est alors subordonnés, plus nettement encore que chez Cotard, à un mode discursif dominé par la négation. C’est donner au modèle pathogénique psycho-moteur la prévalence sur le modèle hérité de la théorie des localisations cérébrales. Séglas ici examine, et choisit de donner raison aux dernières conclusions que Cotard avait présentées au Congrès International de Médecine mentale, tenu en août 1889, à Paris. Le vif intérêt qu’il porte aux troubles du langage, les notations très fines qu’il livre sur le mutisme dans le texte que nous préfaçons ne pouvaient que le confirmer dans le bien-fondé d’un tel choix.

Comprenons alors que ce n’est pas un écran qui tombe entre le sujet et le monde, le faisant se replier dans une brume plus ou moins délétère. Il faudrait ici parler de ces moments où ce sont les chaînes des signifiants qui constituent matériellement les énoncés du sujet qui s’effritent ; c’est la fonction d’écran qu’elles comportent qui est prise en défaut. Le monde n’est pas obscurci ou rendu insaisissable en raison d’un surcroît d’opacité imaginaire, il est au contraire omniprésent, mais disjoint du semblant de l’assiette de la réalité du narcissisme. C’est la fonction fondamentale du leurre qui est congédiée, brutalement. Et, du même coup, les supports matériels du signifiant se dérobent, le sujet ne pouvant plus se repérer comme représenter par un énoncé valide, énoncé que sous la forme de la menace ou, de l’insulte, la persécution psychotique recrée de façon tout à fait locale. Plus rien alors n’est vrai car tout est réel.

En résumé, il est à reprendre ici la démonstration indiquée par Cotard : les premiers troubles des opérations intellectuelles consistent dans une ampleur inaccoutumée et quasi-exclusive de leur fonctionnement automatique, manifestations par lesquelles se désagrége la personnalité. Notons tout de suite que ce terme de personnalité est, en tant que facteur de synthèse, tout à fait proche de l’idée que depuis Freud on peut s faire du moi de la première topique.. C’est là une nouvelle cause, peut-être la plus puissante, de la douleur morale qui est constituée par la conscience de ce dérangement survenu dans le cours normal de la pensée. L’analyse des troubles de l’énergie psychique motrice dans la mélancolie et dans les hallucinations, les hallucinations “ volontaires ” en particulier, entraîne l’application de l’origine motrice au délire des négations auquel aboutissent les formes graves de mélancolie. Ces formes se déplient selon une logique, une loi y règne qui semble d’une cruauté inextinguible.

Le fait que les psychotiques ne soient pas soumis à la loi du désir ne signifie pas qu’il ne soit soumis à aucune loi. Le paranoïaque sans cesse refait son rapport raté à la Chose, le mélancolique anxieux la présentifie. Il n’est pas objet pour l’autre, mais pure présence. Voilà une des raisons pour laquelle le modèle du deuil ne peut pas longtemps servir de boussole pour situer la position clinique et psychopathologique de la mélancolie. La grande différence entre le deuil et la mélancolie réside en ceci que si le deuil participe d’une contingence, la mélancolie se déploie en une structure ; mais surtout c’est la nature de l’objet perdu qui sépare ces deux états. Dans la mélancolie, il s’agit de l’objet en tant qu’il s’avère supporter le moi en tant que tel. Le réel- qui est d’abord le réel du corps- a valeur d’intrusion. Le corps ne devient alors plus l’espace d’affirmations irréductibles, cette perte se présente avec un grand caractère de brutalité. L’irruption du pouvoir négateur du réel sur les coordonnées narcissiques du sujet pourrait expliquer des mélancolisations, ce dont le syndrome de Cotard est, logiquement, pour les psychoses, le signe ultime, sans être nécessairement le dernier moment de tous les épisodes psychotiques. Il est aussi peut-être temps de signaler que, pour beaucoup de patients mélancoliques, signalés à l’attention des aliénistes du congrès de Blois, la maladie a débuté aux moment de la guerre de 1870, l’abolition de la loi interne venant rencontrer en catastrophe l’abolition de la loi symbolisante et la distorsion des pouvoirs de la parole à médier le réel. C’est sans doute au moment où la loi de la destruction et la défaite de la survie, ramenant le sujet à l’inflexible fragilité de sa condition que se fragilisent, et même décompensent des structures mélancoliques. Des sujets désarrimés sur lesquels refluent les traumas. Nous ne doutons point que, par l’examen minutieux des écrits des aliénistes sur les guerres, et en particulier sur la première guerre mondiale, nous apprendrions beaucoup sur la mélancolie.

5. Perte de la vision mentale et décorporéisation

Prenons au sérieux, la plainte du patient qui dit ne plus voir de sens ou d’organes, et que ce qui reste se détruit et se corrode, sans omettre que le plupart des patients mélancoliques sont le plus souvent des patients, des femmes, pas toutes soumises à la signification phallique du corps, autrement disposées à ressentir les rythmes de vie et de présence possible de la vie à l’intérieur de leur corps [12].

La découpe de l’objet manque, brutalement. Ce qui reste la plupart du temps ce sont des trous, des orifices insensés, des patients qui se vivent comme une “ bouche-anus ”, pour qui absorber ou rejeter revient au même point insensé. Séglas bien avant de travailler sur le syndrome de Cotard avait étudié, brillamment, le mérycisme cet état d’une bouche sans fond qui répétitivement mâche et recrache. . Ces trous du corps, incontinent ou obstrué, illustrent la carence de la découpe qui les aurait organisés en fentes rythmées, ordonnées temporellement par le rythme de la demande et de ses interprétations, de l’anticipation et des relations d’inconnu.

La négation de tout existant n’est alors pas à entendre comme une négation ordinaire

Pour la clinique psychanalytique de la psychose qui motive cette présentation l’importance du “ syndrome de Cotard ” provient sans doute de la saisie de la scène psychique qui est celle de notre solidarité (et donc non de notre prétendue homogénéité) avec la psychose : l’incondition humaine dans le corps et dans le langage. Pour ce syndrome, le mécanisme de la négation est autre que celui de la négation signifiante, car avant la rencontre avec le manque symbolique (névrose) quelle affirmation serait possible, si ce n’est celle d’un acte de parole où le Non et le Oui sont confondus pour dénoncer le rapt de la signifiance. La négation du Cotard est logiquement une affirmation totale qui s’impose de façon délirante. Ce n’est pas un jugement, ni même un démenti du jugement d’attribution. En cela mort du sujet, évanouissement de l’Autre et naufrage du corps dans le pur réel de l’objet sont bien les arêtes de la triade transubjective du psychotique. Qu’au sein de cette structure, ce qui en relève n’a pas forcément le même sens pour le singulier est ce qui s’actualise du renversement. La négation propre au syndrome de Cotard et au délire des négations dit la mort du sujet comme conséquence de la mise à rien de l’appui signifiant qu’il trouve chez l’Autre.

Dans le délire des négations, il ne s’agit donc pas de cette forme et de cette fonction de la négation qui, comme l’indique Freud, dans son texte sur la Dénégation, vaut comme une potentialité d’accès à la signifiance, mais bien d’une ruine de la signifiance. Czermak et Cacho rappellent que Freud, dans ce texte, conditionne une topologie du dedans et du dehors (de l’interne et de l’externe) au jugement d’attribution rendu possible par le symbole de la négation. Rappelons alors que la fonction du jugement porte essentiellement sur la caractère “ bon ” ou le caractère “ mauvais ”, elle prédique des objets. L’ordre du jugement n’est pas une voie d’accès à la Chose. Les objets se détachent et se classent, ils se trient. Le jugement se joue au sein de ce qui fait le tour de la Chose, le jugement n’est pas en prise directe sur la chose.

À ce titre, il est à préciser que les patients qui nous demandent de les juger nous demandent de les constituer enfin comme objets nommables : preuve qu’ils ne le sont pas !

Pour Freud, la dénégation en tant qu’elle pourrait être l’origine même de l’intelligence, se couple avec l’affirmation en tant que symbolisation primordiale. La négation de l’affirmation, qui est celle dont nous faisons usage lorsque nous articulons un “ non ” à un “ énoncé ”, a de valeur significative que pour un sujet pris dans un discours, c’est-à-dire pour un sujet ayant déjà été constitué par cette articulation entre la dénégation et l’affirmation. À l’inverse, répétons-le, la négation qui joue sans le truchement du symbole de la négation, c’est-à-dire la négation du délire “ des négations ” est en tant qu’abolition symbolique, l’ écho d’un pur pouvoir négateur. De sorte que le négateur ne s’oppose pas. Il ne devient pas non plus l’objet comme cela a été trop écrit, il se fait présence de la Chose, de ce qui insiste sans la moindre orientation et sans la moindre adresse. Le savoir qu’emporte cette si particulière négation spéciale au délire des négations est celui qui concerne un réel ou ce qui y est articulé n’est radicalement pas articulable.

Le délire dont se sont préoccupés Cotard et Séglas introduit à une topologie plate, sans profondeur de champ. Les enjeux du corps y sont terrifiants. Car aucun être ne se soutient d’un corps réduit à cette infinie platitude. Par là, des actes peuvent s’expliquer. Les actes mélancoliques qui, nous le savons, peuvent aller jusqu’à de conjoindre au vide, en sautant hors des ouvertures, des fenêtres, par exemple, et que nous nommons “ suicide ”, par paresse de pensée, ne seraient-ils pas aussi une façon de trouer cet horizon compact bouché, cadavérisant ?N’allons pas trop vite, toutefois, les patients cotardisés, doutant de cette énergie du corps qui permettrait encore de se propulser au-delà de la scène, rabattent sur le corps cette nécessité de créer du trou, de la coupure, du point de fuite. D’où de nombreuses auto-mutilations que favorise l’analgésie et sur lesquelles Séglas attire l’attention de ses lecteurs, d’hier et d’aujourd’hui. Une continuité folle s’opère dans une temporalité resserrée et distendue tout à la fois entre des corps qui cherchent un point de fuite, des zones corporelles réduites à des trous qui vibrionnent ou s’épuisent à s’obstruer, avec parfois ce que le délire tisse en suppléance d’un autre encore en pointillé ou encore ce que les activités hallucinatoires laissent vivre encore de point de fuite et de rythmicité.

Un réel pulsionnel réduit à la fonction du trou, c’est ce qui fait que la pulsion est liée aux orifices corporels et qu’elle est domestiquée en son montage par l’imposition des lois de la parole elles-mêmes actualisées par les réponses signifiantes à la demande. Autrement chaque pulsion travaillera pour elle-même, se refermera sur elle-même ; et tendra à s’abolir la différenciation des significations des fonctions orificielles.

On comprend que doit découler de ces remarques une extrême prudence thérapeutique, lorsque nous voulons réduire la pente délirante (délire d’indignité, auto-accusation de la mélancolie). Car ces pentes redonnent une armature de consistance à la constance d’un autre. On sait que le passage à l’acte où le patient effectue avec son corps l’exclusion signifiante qui n’a pas eu lieu, est dérive fréquente chez les psychotiques mélancoliques (mais aussi chez certains enfants autistes).. Ce qui impliquerait alors que dans la linéarité d’un travail avec le psychotique soit plus que nécessaire comme stase ou parfois comme tournant la potentialité que s’oriente l’objet dans les rets de la sortie paranoïaque de la psychose mélancolique.

À l’acmé de la mélancolie anxieuse, rien ne peut représenter le sujet dans le paysage du Monde. La perplexité qui souvent suit des moments d’extase, pourra d’autant plus rapidement se résoudre en certitude paranoïa que le patient peut tenir un discours sur des objets du corps qui tiennent le coup, qu’on a pu leur voler, comme lorsque l’on retire une ou plusieurs pièces d’un puzzle sans pour autant brouiller ou rendre molle la ligne claire de la découpe ; en revanche, lorsque le blanchiment psychique des espaces corporels et orificiels mène le sujet à se croire voué à l’informe, alors la mélancolie anxieuse brouille toutes les lignes de partage. Un travail de recherche reste à faire : reprendre la totalité des observations concernant des négateurs pathologiques en raison du critère du formel ou de l’informe de ce que devient le corps dans le délire. Ne reste, pour se sauver de la confusion généralisant le morbide que la ressource “ mégalomane ” de se constituer comme la Chose qu’il faudrait fixer dans son contour et son orientation par un jugement qui délivrerait, enfin, le nom capable de résister à toute dégradation possible.

Mais que s’agit-il de nommer dans ce temps psychique de la mélancolie anxieuse et délirante en dérive vers le syndrome de Cotard, alors que le temps de la catastrophe est d’imminence pour autant qu’une première catastrophe, une abolition de la signification primordiale de ce qui représente le corps de l’être, s’est produite sans laisser de traces ?

Aussi voit-on que les équilibrages par des moments persécuteurs visent à sauver l’autre, ce que nous avons déjà souligné, mais visent aussi, par ce délire à réaliser la structure subjective en son accroche à l’altérité. Le délire ne construit pas l’histoire du sujet, il construit la structure. Il construit avec de la pensée, crée du lieu et de l’adresse et tresse une forme de savoir-faire avec la jouissance inconsciente.

6. La chose corporelle et de son immortalité

Ce qui résiste de l’altérité avant la cotardisation qui se donne comme totalitaire et totalisante est à situer dans un développement des procédés subjectifs pathologiques qui est au-delà de l’évidence d’un sens délirant. Une révélation, souvent, mène le mélancolique à croire qu’il est damné, immortel, etc. L’observation faite par Séglas en 1884, renseigne bien sur ces moments où la révélation mène très rapidement à la persécution ( “ Lisant des livres de piété elle a la révélation qu’elle est un monstre et qu’elle est damnée ”). La révélation, tout comme l’hallucination, nécessitent l’intervention de la pensée. Des patients tentent de s’affronter et d’imaginariser ce qui est sans consistance, soit la Jouissance qui les déborde de toute part, ce qu’un lacanien nommerait “ Jouissance de l’Autre ”. Cette façon d’imaginariser l’inconsistance pourra trouver d’autant mieux le support d’un récit que le délire s’attachera à dégager des images de corps démembrées certes, mais dont les parties sont intactes, comme exprimées par un liseré précis découpant des détails dans le plan virtuel. En ce sens le mélancolique-persécuté narre, son délire reste celui d’un délire de grandeur imaginatif, on lui vole des parties du corps, on lui en greffe d’os, on l’orthopédie et l’appareille. La négation essentielle, en revanche exprime cette sidération par l’inconsistance. À ceci près que ces patients, tout affairés qu’ils sont à dire qu’ils n’ont plus de bouche se servent bien de leur bouche pour nous parler, quand bien même ils disent ne plus pouvoir langer en raison de cette absence d’organe.

Séglas met en garde le clinicien qui, fascinés, par la pente métaphysique de la négation des délirants mélancoliques, pourrait avoir tendance à enclore le sujet dans l’aspect implacable de ses paroles. Il est vrai que l’on peut d’autant esthétiser un délire, en faire un figure parfaite, qu’il se présente à nous tranchant comme la plainte inflexible du sans-espoir. Et on peut se demander si cette fascination pour la catégorie heideggerienne de l’être “ entre-deux-morts ” que Lacan a remis au goût du jour dans la clinique ne participe pas de cette fascination. Or, ce qui compte et insiste, dans toute clinique vaut avant tout pour ce qui reste de résistance du sujet. Si on se laisse trop aisément gagner au vertige et à l’effroi devant un patient, si on le situe trop hâtivement en tant qu’autre radicale voué à errer dans un monde qui n’a plus le moindre pouce de terrain commun avec notre monde existentiel, le risque est là de se tenir dans une clinique contemplative. Le Cotard se dit en survie, cette survie douloureuse reste à entendre souligne Cacho “ comme une modalité paradoxale d’existence ” [13]. C’est bien en raison de ceci que nous pouvons dire que la clinique du délire des négations acquiert toute son actualité à nous enseigner sur les aléas des logiques du transfert dans la psychose.

On mesure alors la proximité symétrique entre mélancolie et persécution. Entre cette exigence de disparaître au terme d’un jugement propre au mélancolique qui appelle sur lui la quérulence des autres, et la conviction qu’on lui en veut et qu’on cherche à l’effacer ou à lui voler ce qu’il considère comme vital (pourquoi pas ses idées ?) propre à la paranoïa, il y aune différence décisive d’orientation dans la structure.

La psychiatrie française classique s’est occupée au plus haut point de ces moments de reversement de la persécution en mélancolie, et retour. Les recherches sur les mélancoliques persécutés, un peut oubliées aujourd’hui, ont continué encore quelques années après la discussion, lors du congrès des aliénistes à Blois, en 1892, du syndrome de Cotard. Ainsi, juste à la fin du siècle, un médecin des asiles, à Bordeaux, homme de bonne érudition, fort modeste dans l'exploitation qu'il offrait de ses observations cliniques, mais très fin clinicien , en un mot G. Lallane, auteur d'un fort honnête et bien écrit ouvrage sur les persécutés mélancoliques . Son livre paraît en 1897. Soucieux de rincer des brumes de la confusion diagnostique les zones d'interface entre le délire des persécutions de Lasègue et le délire chronique de Magnan, il façonne une typologie des pérsécutés mélancoliques. Mais, pour cela ne retient-il que des axes classificatoires assez lâches et descriptifs uniquement de la temporalité des phases et des accès de l'un ou de l'autre pôle, qui sont également susceptibles d'être combinés.

Sa clinique est, en revanche, passionnante. En voici un échantillon détaché.

"Mr N, trente sept ans, entrepreneur de travaux publics..

Au moment de son entrée dans la maison de santé, ce malade donnait depuis deux mois environ des signes de lypémanie aiguë, il s'imagine être victime de machinations ténébreuses; il craint continuellement qu'on fasse sauter ses chantiers, sa maison avec la dynamite. Il déclare que le boucher voisin débite de la chair humaine qu'il prétend connaître à une odeur particulière; il se désole au sujet de crimes qu'il aurait pu commettre et se livre depuis deux ou trois jours à des prières et autres manifestations religieuses pour obtenir le pardon de ses fautes. Le malade a des idées de suicide. Le malade est en outre sujet à des paroxysmes anxieux d'une violence suraiguë qui rendent son état assez grave.

Après une période de trois semaines avec les symptômes habituels de la lypémanie aiguë, le malade a été pris tout d'un coup d'une crise suraiguë de panophobie avec agitation incoercible, refus absolu d'aliments, tendance constante au suicide. Il se croit environné de machinations : "on chauffe des fours et on creuse des puits pour l'y mettre. " Il est tout à fait hagard. Cette crise suraiguë dure une quinzaine de jours, après lesquels le malade mange mais avec une grande répugnance ; il ne dit rien à personne, et si on lui parle, ne répond qu'en reprochant les machinations dont il est l'objet .Il a des tendances dangereuses, il ramasse des pierres ou des objets de bois et de fer dont il peut faire un mauvais usage, sans préciser quel usage. Les idées de suicide semblent peut-être moins actives.

Bientôt le malade s'améliore physiquement surtout, mais le délire reste le même. Deux mois après, l'état est maintenant très bon, le calme est habituel, mais le délire est aussi profond. Le malade se croit soumis à des épreuves en expiation de ses fautes ; il est dans l'enfer et y entraîné tous les siens. On prépare des fours pour l'y faire brûler. Il a probablement des hallucinations de l'ouïe.

Le malade devient dangereux pour son entourage : il a essayé d'étrangler un gardien en lui passant un foulard autour du cou. Puis, progressivement les symptômes s'atténuent ... Au mois de janvier de l'année suivante, on peut noter : lypémanie tendant la chronicité et à la systématisation? Ce malade qui a eu au début un véritable accès de lypémanie aiguë, avec délire de culpabilité, sitiophobie, tendance au suicide, tend progressivement depuis plus d'un an, vers un délire systématisé avec un fond de dépression, toutefois ; il a la réticence des persécutés et reste très dangereux. Le fond de son délire est mystique. Il croit que Dieu lui a dit qu'il y avait trop de monde sur la terre et il a cherché à le diminuer en tuant quelqu'un. Dans le mois de juin, il répète constamment que pour gagner le ciel perdu par sa faute et pour éviter les souffrances qui l'attendent, il faut tuer quelqu'un.

Le malade est sombre et l'humeur persiste en juillet. En septembre il a essayé de mettre e feu à sa chemise avec une allumette trouvée

Octobre- Même état, apparence de calme

Novembre - Dans la nuit, il est parvenu avec une habileté inouïe à sortir de sa cellule, à prendre les clefs de son gardien endormi et l' a assommé à coups d'une hache qu'il était allé chercher au loin dans une cour de service. Après son crime ne manifeste aucun sentiment humain. Il est seulement plus sombre et plus préoccupé. a été transféré dans un autre asile dont il est sorti complètement guéri. "

Ce qui se marque là est peut-être plus intéressant que la question de la dangerosité ou de la persécution . Il s'y indique en quoi seule, une passion de la causalité persécutive peut, pour ce patient faire barrage au phénomène d'envahissement du sujet par une jouissance non pacifiée par le signifiant, une jouissance antérieure au principe de plaisir et dont la référence à l'animal et au cannibalisme est le signe le plus déchirant. De l'exclusion d'au moins un pour faire tenir l'ordre comptable des humains et des générations, voilà qui est une nécessité de fonctionnement propre à la structure symbolique. Faute d'y avoir accès, faute du vide symbolique d'en jouer au bord ou sur le bord, la psychose dans son essai de rigueur tente par l'acte du délire de réaliser cette évanescente nécessité logique.

La culpabilité mélancolique vaut donc ici pur un axiome patiemment construit. Je partage encore l’opinion de Suter qui pose avec précision cette culpabilité comme un temps second, une rationalisation. “La culpabilité apparaît comme une rationalisation de ce sentiment fondamental de perdition : pour être ainsi châtié ne faut-il pas avoir des fautes à expier ?” [14] (187)

Telle est la catastrophe qu’il postule dans une forme de rétroactivité endogène, dramatique d’être au sens absolu. Un mythe de la mort s’y écrit qui, comme tout mythe suppose une croyance dans le caractère inéluctable de l’événement. Le sujet, note encore Suter, “sait en toute certitude, comme si l’événement s’était déjà produit.” [15]

Ce qui se marque là est peut-être plus intéressant que la question de la dangerosité ou de la persécution . Il s'y indique en quoi seule, une passion de la causalité persécutive peut, pour ce patient faire barrage au phénomène d'envahissement du sujet par une jouissance non pacifiée par le signifiant, une jouissance antérieure au principe de plaisir et dont la référence à l'animal et au cannibalisme est le signe le plus déchirant. De l'exclusion d'au moins un pour faire tenir l'ordre comptable des humains et des générations, voilà qui est une nécessité de fonctionnement propre à la structure symbolique. Faute d'y avoir accès, faute du vide symbolique d'en jouer au bord ou sur le bord, la psychose dans son essai de rigueur tente par l'acte du délire de réaliser cette évanescente nécessité logique.

7. Sous trasnfert, aujourd’hui…

V. Kapsambelis a écrit un article tout à fait clair et nécessaire qui distingue, au fond, deux formes de clinique. Une clinique contemplative, et une autre davantage engagée, qui se soutient de l’engagement du thérapeute dans le transfert (2000). Il notait qu’un certain usage de la notion de structure poussait le clinicien à se camper dans cette position contemplative ou expertale. Appliqué au champ des psychoses, ce constat dépasse le simple bon sens et se fait invite au travail. En effet, les tableaux cliniques de folie dégagés set décrit par les anciens aliénistes ne peuvent rentrer dans le cadre d’une clinique “ sous transfert ”. Et de nos jours, nous ne sommes plus en droit, compte tenu des apports incontestables de la psychanalyse en extension avec des patients non-névrosés, compte tenu encore des conquêtes, de plus en plus menacées qui sont dûes à la psychothérapie institutionnelle, de poser qu’une psychose, évolue d’elle-même, s’orientant d’elle-même dans les formes de la structure. Le psychisme produit un travail qui n’a de sens que de composer avec ce qu’offre comme réponse et non-réponse l’environnement. Et ce travail psychique ne peut être que partagé. Comment sortir de la clinique contemplative vers quoi un abord structurel détache de tout souci thérapeutique pourrait nous amener ? Comment supporter de continuer à offrir une écoute psychanalytique sans méconnaître ce qui fait la psychose ? Tant que le transfert est pensé comme un lieu de retour des éléments refoulés, rien de cette offre ne tient le coup avec des psychotiques. Il vaut mieux le savoir ; mais il vaut mieux encore supposer que le transfert puisse suppléer à ce qui n'a jamais vu le jour.

La signification clinique des présentations anciennes des patients peut nous permettre de situer ce qui vient s’actualiser dans le transfert. En ce sens nous nous affranchissons d’un monde de connaissance naturaliste pour nous orienter vers une clinique de ce travail psychique partagé.

Les litanies mélancoliques, qu’elles expriment un vécu d’anéantissement ou qu’elles mettent en avant une indignité éhontée, ne semblent pas au premier abord faire de place à l’autre. D’emblée un patient mélancolique nous rend assez contemplatifs. Il donne à voir et à entendre, il impressionne quand il délire, agace quand il s’accuse, etc. Toujours est-il qu’avec son cortège de plaintes, d’exhibitions et de vertiges métaphysiques, il ne se laisse pas aisément réduire. La clinique articule ici la mélancolie de façon très précise, très singulière, et la notion d’une bi-polarité dépression-persécution (que M. Klein retrouvera bien plus tard) satisfait par sa rigueur davantage que la bi-polarité de la résignation et de l’effluence maniaque. C’est dans la première polarité que se joue l’invention d’autrui, ou sa ruine. Étant donné cette traversée d’altérité qui est posée comme l’élément problématique cardinal de la mélancolie, ce ne peut être qu’à tenter de décrire et de définir comment nous occupons le lieu de cette altérité précaire, que nous passerons d’une clinique contemplative à une clinique engagée.

A mieux situer, justement, ces contemplations de la mélancolie qui marquent la clinique médicale et certaines de ces racines antiques, il est possible de constater, que la position contemplative et passablement inerte est bien celle à laquelle le mélancolique a du avoir affaire dans l’échec de ses anticipations précoces. Idéalisant la mélancolie ou l’esthétisant, ne rejouons pas non plus, sous les apparats intelligents de nos dogmes et de nos démonstrations, cette position d’un adulte fasciné, absorbé par l’enfant en mélancolisation ?

Un certain nombre de prises en charge de patients mélancoliques paraissent obéir à des logiques semblables.

Il nous a semblé que si la rencontre avec un syndrome de Cotard entièrement déplié était chose des plus rares, en revanche, des vécus de morts de sujet ou des négations partielles d’organe pouvaient accompagner bien des tableaux de psychose, assez hétérogènes. La négation mélancolique du corps n’est pas toujours le point radical de la mélancolie délirante. De façon plus ou moins discrète, plus ou moins envahissante, elle dénote ces moments de disjonction entre identité et identification. Elle s’accompagne par des troubles de la reconnaissance et se cristallise en eux. Cette fonction du délire de négation reste tout à fait obscurcie du fait de cette expression malheureuse “ délire de négation ”. Un tel délire survient précisément lorsque l’opération de négation originaire n’a pu se mettre en place. Je parle de cette opération qui permet au sujet de dire oui à l’échange langagier à mesure qu’il refuse d’être assimilé aux signes et aux signifiants du désir de l’autre, à mesure qu’il contre les coordonnées anéantissante du réel par l’exercice d’une nomination, meurtre de la chose. Cette fonction capitale de la négation, paraît expliquer de la façon la plus satisfaisante l’entrée du sujet dans le monde de la représentation. Pas de différence entre le Oui et le Non est, en revanche et à rebours, la ruine logique de la rhétorique mélancolique. La vérité alors, loin d’être condition de la parole est le début de l’expérience du terrible. Krauss s’est beaucoup consacré à l’étude de la fonction du mensonge qui vient pallier le défaut de mise en place de la négation chez des mélancoliques, au demeurant bien davantage pacifiés dans les ritualisations d’échanges langagiers que ne le sont les patients dont je parle ici. Mais il convient de nous rendre à un autre fait : ces sujets cotardisés ne désespèrent pas toujours de rencontrer quelqu’un à qui parler.

C’est bien le jeu trasféro-contre-transférentiel qui crée ces moments de mise en perspective du corps, c’est à dire d’anticipation. Il faut se rendre ici à ce que nous enseignent les faits cliniques. J’ai toujours été frappé par l’extrême rapidité des “ progressions ” par lesquelles ces patients qui triomphent de certains aspects négativistes de leur cotard se précipitent vers des phases très violemment expressives d’auto-accusations.

De telles approches cliniques nous montrent un point essentiel : combien l’écoute psychanalytique, et l’enjeu dans le champ d’un transfert organise le savoir du psychanalyste praticien. Peut-on ici comprendre que l’auto-accusation fait un peu plus consister cet autre, celui-là même précisément qui s’est créé, par bribes à chaque conquête de la dimension perceptive, c’est une façon de poser une réalité de lien. La clinique psychanalytique ne peut s’enclore dans une vision monadique de l’individu. Elle exige un discernement précis des modes de relation à l’Autre. Peut-on oser affirmer que les sentences qu’appellent sur eux ces patients signeraient, en même temps que leur exclusion du monde, l’acte de naissance de ce monde enfin rendu à sa consistance, à son espace et à son temps ? Se munir d’une telle hypothèse serait alors affirmer que par l’auto-accusation le sujet réalise une opération qui exprime quelque chose de premier dans le lien du sujet à l’autre, un état rudimentaire de la structure qui sonne étrange et qui est la postulation d’un autre dont il est exigé qu’il soit cruel, ce qui serait une forme de relation à la fois où la scène du deux existe mais où elle ne consiste que dans une aliénation atemporalisée. S’auto-accuser, c’est évident, c’est veiller sur l’Autre au point où on l’a abîmé, affecté, mais au point juste où il émerge et tient le coup, où il résiste, où il ne se dérobe pas aux yeux du sujet. S’auto-accuser c’est toujours entrain de se faire, en train d’errer dans un monde de verdict latent, mais monde dans lequel le sujet est inclus, c’est la fermeture, ce n’est plus l’immortalité et l’énormité. L’inclusion c’est ici la condition d’un vivant, précaire.

Du coup on se rend compte que cette inclusion est compatible avec son correspondant : la possibilité d’un lien. Mais nos patients, même mélancoliques, même auto-accusateurs et même mélancoliques persécutés ne sont pas tous pareils.

Et c’est bien autour des chances de rester un lieu de dépôt des traces de symbolisation, des lettres, des objets “ trouvés-créés ” et qui peuvent être à nommer ou à lire, que notre fonction thérapeutique sera peu ou prou efficace.

Un amour de transfert peut s’en déduire qui sera invoqué pour faire barrage à ce que pourrait avoir de pétrifiant, de mortifère, de désertique l’exil d’un sujet dans le « bâtiment de son corps désassemblé », à reprendre ici la très belle expression de G. Pommier (2009, p. 119). .Moment tournant dans les cures : ce moment où l'analysant donne des objets, des fragments de corps-lettres, des biffures sur la surface de la chose, à partir de quoi l'analyste lit la marque phonique de son propre patronyme. Crête d'un travail possible, signe d'un moment logique où la voix, vidée de sa substance peut se lire, au risque que la transfert se glace sur une certitude télépathique. Le sujet apprivoise le réel, par la lettre, il pourra confectionner par le modelage des traits en relief, des formes, qui seront des supports pour nommer et nommer l’autre. Des façons de « lettre-voix » comme le repérait S. Rabinovitch (1999). La charge pulsionnel des mots se redistribue, et ce n’est plus alors cette torture du corps qui trop souvent dans la psychose oscille entre une néantisation mélancolique et une alerte de type schizophrénique ou les représentations de choses prennent le corps, le tordent, lourdes de charge pulsionnelles elles assaillent le sujet d’avènements corporels. Un langage d’organe venant frapper le sujet, tant son corps se volatilise de ne point se trouver arrimé à des associations de représentations de mots. Le Cotard apparaît alors à rebours de ces moments de cure tel la perturbation majeure d’un ordre imaginaire qui semble se confondre avec le Réel sous les coups d’une destructuration du symbolique. Et le corps devient cet étranger radical, ce perméable absolu, confronté à de l'autrui dépourvu d'altérité. J'associe à cette dernière délimitation des problématiques un fait clinique constatable à propos de psychose mélancolique. Il m' a toujours semblé que le travail intense que certain de ces patients faisaient à partir du murmure, de la modulation, à condition qu'ils aient été écoutés assez longuement, visait à contrebalancer cette terrifiante souffrance de l'anesthésie, visait, en quelque sorte à contrer ce mouvement où l'affect, brutalement, passe totalement chez l'autre sur un mode pathique.
Olivier Douville


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[1] cf Maleval J.-C., 2003

[2] partie rédigée par Olivier Douville Psychanalyste, E.P.S de Ville-Evrard, Maître de conférences en psychologie clinique, Université Paris-10 Nanterre. Équipe de recherches, “ Sciences du vivant, Médecine, Psychanalyse ” (Paris 7, Pr. D. Brun). Directeur de publication de PSYCHOLOGIE CLINIQUE

[3] cité par Sauvagnat F., 2003 p. 78

[4] Freud, S ., 1917

[5] Lequel, un peu oublié de nos jours, continuera à travailler sur la dangerosité que représente le mélancolique pour lui-même et sur les privations précoces (1935), son travail qui prenait en compte les mouvements énergétiques et jamais la dimension narcissique envisagée comme fait de structure suscita une fameuse controverse avec Lacan (1937)

[6] telle l’observation de 1884 que Séglas envoya des années plus tard, de façon résumé, pour Blois au docteur Camuset. Il s’agissait du cas de madame A.M., dont la maladie débute aux premiers moments de al guerre franco-allemande , par un accès de mélancolie dépressive, semblable aux épisodes pathologiques que connut le père de cette femme. Lisant des livres de piété elle a la révélation qu’elle est un monstre et qu’elle est damnée. Elle a des révélations qui lui apprennent qu’elle est immortelle, son corps a changé elle n’est plus “ en chair du monde ”. Ses conceptions délirantes de damnation, d’immortalité et l’hypochondrie mélancolique sont systématisées. Camuset considèrera ce cas comme “ atypique ” en raison de sa guérison et le rangera de façon assez expéditive dans la catégorie des “ délirants dégénérés intellectuels ” bien que Séglas dans son observation de 1884 n’avait recensé aucun traits caractéristiques des cas de “ dégénérescence héréditaire ”.

[7] Des descriptions de mélancolie délirante sont nombreuses dans les textes de la médecine ancienne, on pense ici à Rufus d’Éphèse (cité par Ishaq Ibn’ Imran) qui rapporte des aspects que nous pouvons sans peine rapprocher du classique délire de négation. Illusion de corps sec, illusion d’être transformé en pot de terre ou en objet inanimé, illusion de n’avoir plus de tête

“ la mélancolie peut apparaître comme une crainte obsessionnelle qui suscite dans l’âme de la terreur et détresse. Telle est la véritable définition de cette maladie. “

“ Cette tristesse porte ceux qui en sont atteints à se méfier de leurs intimes et de leurs amis et à interpréter les choses d’une façon, contraire aux vues d’un esprit sain. ”

“ D’autres sentent leur corps plus lourd qu’il ne l’est en réalité. D’autres pensent que leur corps est pétri d’argile comme ce “ Fâkhirani ” qui souffrait de cette affection. “ L’un deux refusait de marcher sous le ciel, craignant que celui-ci ne tombât sur lui et disait “ À force de tenir le ciel à la main, Dieu finira par se fatiguer et le lâcher sur l’univers, et tout périra. De tels cas sont nombreux ”.

[8] En 1884, Séglas fit donc paraître une observation détaillée d’un délire des négations de Cotard – cf note 1-, accompagnée d’une intéressante analyse psychologique. La même année, Cotard donne une explication physiologique de ce délire dans la mélancolie anxieuse et soutient qu’il y a, dans cette forme de mélancolie, perte de la vision mentale. Paraît en 1889, le texte de Séglas “ Séméiologie et pathogéni des idées de négation ”

[9] Il ne peut assister à la séance , son rapport est analysé et commenté par le secrétaire général du congrès, le docteur Doutrebente, une longue discussion, s’ensuit.

[10] Séglas et Bezançon, 1889 : 9.

[11] D’autres exemples d’ahllucination similaires sont à trouver dans les deux articles de Magan, de Séglas et Beznçon commentés dans cette préface

[12] À cet égard, on remarquera qu' au Congrès de Blois (1892) pour lequel Camuset avait rédigé sa discussion les thèses de Cotard, la plupart des observations concernent des patientes ayant dépassé la quarantaine ; et, quant aux observations de Cotard lui-même (on se reportera aux Archives de neurologie), on retrouve que la totalité de ses patients ont dépassé l'age de 43 ans, la médiane de la distribution par âge se situant à 52 ans. Ceci met d'évidence l'hypochondrie mélancolique délirante dans la seconde partie de l'existence.

[13] Cacho. J., 1993 : 228

[14] Sutter, J, Page 187

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